Pour une meilleure navigation sur le site, activez javascript.
page suivante »
                                376
    Les langues cependant sont susceptibles d'une corruption
très réelle, mais tout-à-fait indépendante de celle des mœurs.
Elle est de deux natures et les altère dans le matériel de leurs
mots ou dans ce qui touche de plus près au sens, selon qu'elle
procède de la rudesse de l'organe ou des exigences d'un es-
prit rapidement blasé par l'habitude.
    Dans le premier cas c'est le peuple qui dénature prompte-
ment les mots, et il y a là une contradiction singulière, car
c'est aussi le peuple qui persiste le plus longtemps à conser-
ver les vieilles locutions. Peut-être n'y a-t-il rien en ceci
d'inexplicable : le peuple reste dans la tradition parce que la
fantaisie, le caprice, le besoin de nouveauté ne le sollicitent
pas d'en sortir; s'il corrompt, c'est par instinct et pour sa plus
grande commodité; il va droit devant lui, et ce qui lui fait
obstacle il le brise ; il prend la voie la plus courte, la ligne la
plus directe ; si une consonne demande quelqu'effort, il la fait
disparaître comme une pierre d'achoppement qu'on rejette
du chemin. Aujourd'hui le son n'est plus aussi variable, et de
ce côté la langue a moins à redouter. Nos organes assouplis
se plient à toutes les inflexions et n'ont plus besoin, avant de
prononcer un mot, de lui faire subir, comme faisaient nos
pères, certaines altérations, d'ajouter, de retrancher, de
transformer certaines lettres; la bouche plus délicate, crai-
gnant de blesser le mot qui s'en échappe, de le déformer à
son passage, le fait glisser sur la lèvre comme sur un coussin
moelleux.
   L'autre genre de corruption, qui est plus à craindre et que
j'ai déjà signalé en indiquant l'étude de la langue comme
son remède, a sa source dans l'habitude : chaque fois qu'une
expression se représente, elle a pour nous moins de charme
et peu de temps suffit pour que nous n'apercevions plus rien
de ce qu'elle a peut-être de fort, d'ingénieux, de poétique;
elle rappelle encore l'idée, mais c'est tout. Alors, pour r e -