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414 DE GRENADE A MALAGA. Cependant, grâce aux chansons, aux cigarettes, aux plaisanteries, aux jurons, la journée avançait. Le soleil, en baissant, n'atteignait plus de ses rayons que les versants des montagnes tournées vers le couchant. C'étaient de grandes masses d'ombres, entrecoupées par des bandes de lumière rose, que la nuit échancrait à chaque minute. Je commençais à être fatigué de cette lassitude nerveuse qui vous prend à la suite d'une attitude trop prolongée que l'on ne peut chan- ger, et je me tordais sur ma selle comme le ministre de Guatimozin sur son brasier. J'avais entrepris de diminuer la longueur de mes étriers, pour trouver un point d'appui plus rapproché de mon centre de gravité ; mais je n'y réussissais pas, car il n'y avait pas à 'œil assez haut dans les courroies auxquelles ils étaient suspendus. Il fallait trouver un instrument pour en pratiquer un. Mon compagnon, qui avait été témoin de mon impatience, et qui n'avait cessé de prendre un intérêt très-vif à ma fatigue, tira alors de sa ceinture son long cou- teau, l'ouvrit avec précaution, le prit par la pointe, et me l'offrit en me répétant une phrase très-usitée en Espagne, et qui ferait une épi- graphe pour toutes les narrations de voyages : Un peu de patience, caballero, diversion que no tiene incomodidad no es diversion, ce qui veut dire : Un plaisir, sans désagrément, n'est pas un plaisir. C'était, ma foi , une belle chose que cette navaja. Un manche en cuivre guilloché , recourbé gracieusement du côté de la rai- nure où entrait la lame : une lame à reflets bleuâtres, qui, après s'être élargie, au milieu, comme un ventre de poisson, se terminait par une pointe très-alongée et un peu relevée du côté du dos. Une lame, en un mot, qui, au lieu d'être droite et raide comme un chandelier, avait quelque chose d'alerte et d'intelligent. Il était facile de voir qu'elle ne devait pas être embarrassée pour faire son chemin dans le monde. Sur un de ses côtés, elle portait, en caractères maladroitement gravés : Soy difiensa de mi dueno : Je suis le défenseur de mon maître. — Et une arabesque, qui partait de la dernière lettre, faisait à cette ins- cription, digne d'un chien de garde, une auréole de fleurs et de ser- pents, d'une exécution fort grossière Au demeurant, cette arme, qui avait bien dix-huit pouces de long, ne vacillait pas dans la main, et devait tuer un homme sans trop le faire souffrir. Après avoir adressé mes compliments au maître de cet instrument, compliments qui furent reçus, au reste, avec une satisfaction pleine de dignité, je relevai la courroie de mon étrier sur le pommeau en fer de ma selle, je plaçai la pointe de la navaja à l'endroit que je voulais percer,puis j'appuyai.... mon cheval broncha, ma main sentit une se-