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400                        DE LA DÉMOCRATIE
 et la philosophie qui l'a préparée n'ont pas d'autre terme ; si le mou-
 vement des trois derniers siècles ne signifie pas : émancipation, déve-
loppement de l'individu sous toutes les faces, la Révolution ne signifie
rien ; sa parole, son dogmatisme, son tonnerre n'est plus qu'un vain
bruit, le bruit d'une cymbale retentissante. Le plus court est de
s'en moquer.
    Et que vouliez-vous que fit l'homme ? Vous proclamez bien haut
que toute force morale et antérieure aux lois de convention a été
abolie : autorité dans la religion, autorité dans la morale, autorité
dans la politique, autorité dans les rapports des hommes entr'eux,
autorité de l'expérience et des souvenirs, autorité des traditions et des
coutumes, autorité des affections et des lois, tout a été livré à la risée
des hommes.
    Au milieu de cet écroulement universel des choses, l'homme devait-
il s'abolir lui-même? Pour se sauver de ce déluge que vous prenez
plaisir à exagérer, il s'est fait une arche de la liberté ; avec quoi
l'aurait-il construite, je vous prie, si ce n'est avec ce qui est indes-
tructible, avec ce qui est éternel ?
   A toutes les époques de renouvelement, l'homme a eu besoin de s'ap-
puyer sur lui-même, de gagner, pour ainsi parler, au milieu des ora-
ges et à travers les flots et les abîmes, le roc insubmergible de la li-
berté. Qu'est-ce que le stoïcisme, si non l'homme, essayant, dans un
suprême effort, de supporter, en se roidissant, le ciel du polythéisme
croulant en ruines ? Mais le stoïcisme, c'est la liberté passive, résistante,
ce n'est pas la liberté moderne active, se substituant ou, tout au moins,
venant en aide aux forces qui ont régi le monde et qui, toutes seules,
ne suffisent plus à, le régir aujourd'hui, de l'aveu de tous.
   J'admire autaut que personne le beau spectacle d'une société dont
le mouvement est régulier, la hiérarchie bien assise ; toutefois, je ré-
serve les droits de la justice, les droits des malheureux, les droits de
l'avenir; mais quand le double lien religieux et politique qui mainte-
nait cette société est tombé en poussière, quand l'esprit qui habitait
en elle s'en est allé, l'idée ne me vient pas de ressusciter ce lien, de
rappeler cet esprit ; je sais très-bien qu'il y aurait folie à le tenter :
aux dieux qui s'en vont on ne crie pas : revenez. On leur dit : fuyez.
   On me comprendrait mal si on s'imaginait que j'anathématise tout
ce que le passé nous a légué ; non, ce qu'il a de bon, la société le gar-
dera précieusement ; il n'y a pas,depuis le commencement du monde,
une idée utile, une idée vraie qui se soit perdue ; si les idées vraies
pouvaient mourir, le progrès n'existerait pas ; l'humanité n'en soupço-
nerait pas même la notion.