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416                      DE GRENADE A MALAGA.
n'avais jamais vu un pauvre diable qui s'expatrie, payer ses dettes
avec autant de bonne humeur et d'empressement, et que je n'avais ja-
mais rencontré un philosophe aussi bon cavalier, ou un cavalier aussi
bon philosophe. Ce fut au milieu de ces réflexions, très-flatteuses
pour le caractère espagnol, que nous entrâmes dans Aljama.
   Il faisait nuit, un palefrenier de la posada où nous devions loger,
armé d'un fallût allumé, nous attendait à la porte de la ville. Un peu
afin de me reposer, un peu afin de mieux voir, je mis pied à terre ; et,
laissant mon cheval suivre les autres, je marchai à côté de mon nou-
veau guide. C'était l'heure où les habitants rentraient chez. eux. On
causait encore à la porte des maisons. On entendait de loin en loin
des fronfrons de guitare. Rien, au reste, de ce que je voyais fort mal,
ne me faisait regretter d'être arrivé pendant la nuit. Nous approchions
ainsi du centre de la petite ville et d'une place, dont un côté était ter-
miné par une pente très-escarpée. Une vague rumeur s'élevait de
cette place, et un homme qui paraissait en venir, passa près de nous
en courant. Mon guide l'appela par son nom, et ils échangèrent à la
hâte quelques paroles que je ne compris pas.
   — Qu'est-ce donc, lui dis-je?
   — No tenga usted cuidado. Es nada : Es una muerticida. Ne vous
inquiétez pas. Ce n'est rien, c'est un meurtre, me répondit-il sans
s'émouvoir ; et cet homme court chercher le curé. Moi je m'élançai
vers un groupe qui paraissait très-animé. Quand le palefrenier, qui
ne se pressait pas, eut apporté le fallot, j'aperçus-un homme étendu,
les lèvres serrées, l'œil déjà terne, les mains convulsives, les tempes
mouillées d'une sueur suprême. Le sang sortait en bouillonnant par
une large blessure au côté gauche de la poitrine. Un jeune homme, à
genoux derrière lui, lui soutenait la tête. On attendait l'alcade, le
curé et le barbier-chirurgien. Comme il arrive toujours dans de pa-
reilles circonstances, on s'empressait beaucoup, mais on ne faisait
rien.
   J'allais fuir ce spectacle déchirant d'un homme qui va mourir, quand
mon guide, qui examinait le terrain autour du cadavre, à l'aide de son
fallot, ramassa quelque chose et me dit :
   — Tenez. Voilà le couteau qui l'a tué.
   Il me montra alors un grand couteau ensanglanté. Autour du
manche, était entortillée une longue tresse de cheveux de femme. Je
m'approchai, avide et effrayé ; il fit tomber la lumière sur la lame hu-
mide ; elle jeta un éclat sinistre, et je reconnus l'inscription, les ara-
besques, la cassure de la navaja que j'avais eu tout-à-1'heure entre
les mains....