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                        DE GRENADE A MALAGA.                         415
cousse, mon oreille entendit un son aigu, quelque chose jaillit comme
une étincelle et alla rouler dans le sable; je regardai la lame: la
pointe venait de se casser. Elle était raccourcie de quelques lignes.
   Les traits de l'homme au couteau, qui avait suivi tous mes mou-
vements avec sollicitude, se contractèrent ; il pâlit : moi, je rougis de
honte. Je lui tendis son couteau; et, comme il m'était plus facile de
trouver des expressions pour maudire ma maladresse et mon cheval,
que des formules d'excuse et de regret, je maltraitai fort mon amour-
propre et la peau de ma monture.
   — Je suis un abominable maladroit ! lui dis-je.
   — Elle était trempée trop fin, répondit-il, comme s'il se parlait à
lui-même, et il examinait la cassure attentivement, en la grattant
avec l'ongle.
   — C'est cette brute de cheval....
   — Bah ! fit-il, elle pourra encore servir.
   Il replaça la navaja dans sa ceinture. Sa figure reprit son calme
et sa bienveillance habituels.
   Peu de temps après cet événement, nous nous quittâmes ; après
avoir échangé tous les souhaits de prospérité et de bon voyage, après
avoir allumé un cigare au même amadou, il prit un petit sentier, au
bord d'un ruisseau qui traversait la route, et il s'éloigna en fredon-
nant les vers de sa chanson :
               Quand je vais à la maison de ma maîtresse,
               Les montagnes me paraissent des plaines....
   Il nous restait au plus une heure de jour et de marche pour arriver
à Aljama, une dernière montée à escalader. Nous n'avions plus de
soleil; nos chevaux, qui pressentaient leur gît, n'avaient plus besoin
d'être excités. En France, un voyageur, après avoir chevauché une
demi-journée, après avoir dit adieu à un bon compagnon de voyage,
quand vient le soir, peut s'adresser cette question intéressante : Qu'est-
ce que je vais manger pour mon souper ? Et même, rien ne l'empêche
de faire à cette question de sa gourmandise une réponse gracieuse, et
de jouir, par anticipation, des charmes d'un bon repas. Mais, en Es-
pagne, mon cher ami, on n'a pas de semblables consolations. Les
plaisirs de la table, selon l'expression de nos pères, y sont remplis
d'amertume; ils ressemblent à un duel désespéré entre l'appétit et
la répugnance, d'où le premier sort rarement vainqueur. Aussi, ne
pouvant, sans folie, songer à ce que l'avenir me réservait pour mon
souper, je songeais à l'homme à la navaja, et je me disais que je