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LE DOUTE DE MONTAIGNE. Le doute est le terrain commun sur lequel commencent toutes les philosophies. La vraie philosophie, le pur rationalisme, a paru, pour la première fois, dans le monde, chez le peuple douteur des Grecs ; c'est le doute socratique qui l'a inauguré. Il ne faut pas confondre, comme on est arrivé à le faire au XVIIIe siècle, le doute avec la négation ab- solue. Douter ce n'est pas nier ; ce n'est pas désirer secrètement d'a- boutir c une négation. Le doute philosophique peut s'établir dans un à esprit convaincu et en possession d'une foi. Douter comme Socrate apprend à le faire à ses disciples, ce n'est que suspendre son jugement, examiner avant d'admettre. Aussi bien, Socrate, quoiqu'il n'ait jamais formulé une doctrine positive, quoiqu'il n'ait émis aucune théorie particulière en métaphysique, et qu'il n'ait fait que donner des règles d'étude, des méthodes d'examen, sans poser aucun résultat dogma- tique, Socrate n'a jamais été appelé sceptique ; il est pourtant le fonda- teur de la philosophie, le fondateur du doute rationnel. La littérature française, plus philosophique que poétique, ouvre la série de ses noms classiques par un prosateur et un douteur, par Mon- taigne. Mais, le doute de Montaigne n'est point le Pyrrhonisme absolu, comme le lui reproche Pascal, si injuste à son égard ; c'est seulement la résistance d'une raison indépendante et supérieure à tous les partis qui croient tenir la vérité et s'arrogent le droit de l'imposer à leurs ad- versaires par la force. Pendant les fureurs des guerres de religion et la nuit de la Saint-Barthélémy, le doute n'était-il pas un meilleur et plus légitime oreiller que ce lit de cadavres où se vautrait le fanatisme de la foi ? Le doute de Montaigne est l'oscillation d'une raison droite, dans une âme un peu indécise, dans un cœur noble et sain, révolté par les violences de ceux qui prétendent posséder exclusivement la vérité. Ce