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                        LETTRE D'UN GENEVOIS.                       277
    Je crois pourtant, moi aussi, avoir découvert mon complot et veux
  vous en faire part. Le croiriez-vous, ! la Providence conspire, la Pro-
  vidence devient rouge ; le fait est grave, et le doute n'est pas possible.
  Écoutez-moi donc et jugez : chaque jour il nous arrive une collection
  de Voix du Peuple, de Républiques, de Réformes. Pour quelle adresse,
 pensez-vous ? Ah ! certainement, à l'adresse du quartier Saint-Gervais.
  U n'en est rien : cette cargaison est servie chaque jour aux familles
 les plus aristocratiques de la Lofnbardie, qui, grâce aux aménités de
 monsieur Radetzki, homme très-modéré,ont été obligées de s'éloigner
 de leur patrie. Imaginez donc ces grands seigneurs qui, par amour
pour la liberté de leur pays, et pour l'affranchissement de l'Italie,
 prennent en affection le droit au travail, l'égalité des conditions, l'é-
 mancipation du prolétariat, etc. L'homme qui leur plait entre tous
 est monsieur Proudhon ; ils lui trouvent infiniment d'esprit, de verve,
 de bonhomie, et ne sourcillent point en lisant ses doctrines sur la
 propriété. Par contre, M. Véron du Constitutionnel et le Pape leur
 sont peu sympathiques, et, avant peu, grâce à Dieu, exciteront en
 eux tout l'enthousiasme qui pousse les chiens des contrebandiers vers
 messieurs de la douane. Pauvre religion, qui douterait de ta divinité
 en te voyant survivre à l'aveuglement et aux crimes de tes ministres.
    C'est assez causé de nos réfugiés, nous aussi nous avons nos sou-
cis politiques. Tout Genève est en cet instant absorbé par ce terrible
 problème : aurons-nous Fazy, ne l'aurons nous pas? Fazy, homme
 sans religion, sans famille, sans propriété, et pourtant pas socialiste,
est un objet d'horreur pour les conservateurs de notre ville. A vrai dire,
 il n'est pas à l'abri de reproches. D'abord, et avant tout, il a pris la
place de ses prédécesseurs ; ce qui est très-peu conservateur, vous
m'entendez. Les catholiques lui reprochent, non sans raison, d'avoir
peu favorisé les Jésuites, peut-être même d'avoir contribué à leur ex-
pulsion, chose grave en religion. Les protestants, eux aussi, voient
de mauvais œil sa tolérance pour les catholiques, ce qui compromet
la religion. Enfin, dans ces derniers temps, tous les honnêtes gens,
sans distinction de secte, ne peuvent que blâmer ses sympathies pour
la République française, son humanité pour les réfugiés, et toute son
administration qui nous maintient dans une tranquillité monotone,
depuis tantôt deux ans, au milieu des crises de notre industrie. J'allais
oublier le chef capital de l'accusation dirigée contre lui. Que diriez-
vous du chef de l'Etat, si, sans laquais ni valet, il donnait audience,
tous les jours à toute heure ; si tous les manants du lieu pouvaient
l'aborder sans faire antichambre; si, sans respect pour la dignité et
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