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278 LETTRE D'UN GENEVOIS. le caractère dont il est revêtu, il allait diner à l'hôtel, peut-être côte â côte de Félix Pyat ou d'un voleur de grand chemin. Tout ceci, cher ami, est plus grave que vous ne pourriez le croire. Voyez pourtant les conséquences : avec de telles mœurs les gouvernants connaissent le pu- blic et sontconnus de lui, apprenent ce qui se dit, n'ont pas l'air de sa- voir ce qu'ils ignorent,ni d'ignorer ce qu'ils savent. Ah ! si vous eussiez vu avec quelle profondeur de science, votre préfet de l'Ain nous an- nonçait gravement qu'en France il y avait peut-être {quelque chose à faire, tandis que notre Fazy, oubliant sa dignité, allait jusqu'à pen- ser d'abord, et dire ce qu'il pensait sur la conduite extérieure de la France, sur, l'organisation de ses finances, enfin, sur des détails à faire rougir un homme d'Etat qui comprend son importance et sait la faire comprendre. Non, jamais, ce parallèle ne sortira de ma mé- moire. Alors, j'ai rougi pour mon pays, et, de ce jour, j'ai désespéré de nous voir gouvernés par d'autres que par nos semblables, par des hommes d'affaires s'occupant et causant de leurs occupations. J'enrage ; non, jamais nous n'aurons de salons, jamais nous ne se- rons que des républicains. Vous dirai-je encore tout ce que cet exemple a de contagieux, et combien difficilement à l'avenir des médiocrités résisteraient à ce frottement journalier. Aussi verrai-je avec plaisir l'échec de notre gouvernement. Nous voulons aussi un gou- vernement fort, un gouvernement d'ordre, un gouvernement, mor- bleu, qui se fasse sentir, qui emprisonne, lève de forts impôts, fasse battre le tambour. Vraiment, cela ne peut durer, nous faisons ce que nous voulons ; on serait tenté de croire qu'on n'est pas gouverné, il faut en finir. Jusqu'à présent, je ne vous ai parlé que de nos affaires de famille. Avant de clore ma lettre, permettez-moi un mot sur nos voisins les Vaudois. Ici, je suis fort embarrassé et ne sais ce que je dois pen- ser. Si je trouvais bonnes des institutions excellentes, il est vrai, mais socialistes, vous me croiriez socialiste. Moi, socialiste, j'ai hor- reur de ce nom et ne le comprends pas. Soyez donc assez bon pour ne juger que mes intentions. Dans le pays de Vaud pour lequel la nature semble avoir tout fait, il règne un esprit mauvais, il fermente des idées égalitaires ; pour un rien, le rustre des champs se croirait l'égal de l'oisif. Ce résul- tat fâcheux s'explique facilement pour qui pénètre dans les institutions de cette terre maudite. Le peuple sait lire et lit beaucoup trop. Or, vous le savez, dans tout ce qui s'imprime il y a du poison ; les po- pulations sont donc empoisonnées ; la génération qui s'élève absorbe