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64                                      ÉLOGE
seulement la personne elle-même, c'est aussi et surtout son œuvre ; cette œuvre,
l'œuvre de la femme du monde , c'était son salon. Retirée, depuis longues années,
à l'abbaye aux Bois, dans un séjour déjà écarté du Paris animé et bruyant, elle s'y
était créé une espèce de solitude, mais une solitude où briguait d'apparaître tout
ce que Paris voyait, chaque année, de célébrités françaises et européennes. Outre
les hôtes anciens et lidèles du sanctuaire, des noms littéraires comme ceux-ci : Cha-
teaubriand , Ballanche , Ampère , des noms de races , tels que Montmorency ,
Larochefoucault, Noailles, Périgord, la plupart des écrivains et des artistes chez
qui l'éclat du talent s'unissait à la dignité de la vie, se rencontraient dans ce cercle,
objet de tant d'ambitions, dans cet aréopage si redouté et pourtant d'un accueil si
encourageant et si facile. Une bienveillance sans afféterie, la modération, l'impar-
tialité la plus exquise étaient le ton de ce salon : c'était le reflet et de la délicate
bonté de la femme et de la sage expérience des amis illustres qui l'entouraient.
Aucun sujet de discussion n'était banni de l'abbaye aux Bois. Les nouveautés les
plus audacieuses en politique, les plus téméraires excentricités en poésie pouvaient
s'y produire avec des champions convaincus. Mais, dans cette atmosphère de goût
parfait, de convenance, de courtoisie, de maturité, toutes les nuances blessantes
s'émoussaient d'elles-mêmes, tous les partis, toutes les écoles s'y rencontraient sans
haine. Dans cette atmosphère éminemment religieuse et conservatrice au fond, cha-
 cun gardait son opinion franche, et ne laissait à la porte que l'âcreté de sa passion.
Il y avait même, dans ces âmes si pleines de souvenirs, une très-vive et très-partiale
curiosité pour les hommes et les choses jeunes, un accueil paternel pour tout ce
 qui aspirait à vivre. Celait plus que de la bonté et de la grâce qui retenait les ar-
tistes et les penseurs autour de Madame Récamier ; elle avait un esprit aussi rare
que sa bienveillance et sa beauté, le tact et l'esprit d'à propos ; et de plus, une sû-
reté de jugement, une critique éclairée, bien moins commune, chez les femmes
surtout, que les facultés nécessaires pour écrire des romans ou des vers passables.
 Ce tact venait beaucoup du cœur, mais incontestablement aussi d'une intelligence
supérieure. Nous n'avons pas rencontré un écrivain ou un artiste à qui Madame
Récamier n'ait dit, sur son livre ou sur son tableau, non seulement ce qui de-
 vait le flatter, mais aussi l'éclairer le plus. Un éloge d'elle avait une saveur parti
culière, qui le conservait à tout jamais dans la mémoire, à travers la foule decompli-
ments vulgaires auxquels un auteur est exposé. Elle savait louer précisément l'en-
droit que le poète aimait le plus ; elle mettait le doigt sur la psge qui renfermait la
pensée-mère du volume. De toutes les personnes, sans excepter les critiques de
profession, qui vous parlaient de votre ouvrage, elle vous semblait celle qui l'avait
le mieux compris. Certes, il y avait là autre chose que le désir de plaire el d'encou-
rager, autre chose qu'une habitude exquise du monde, il y avait une profonde cul-
ture el une élévation naturelle de la raison.
    Habitués à cette animation plus vive, à ce langage plus haut en couleur, à ce
sans gène plus expressif que le débraillé de nos mœurs démocratiques a fait pénétrer
 dans les salons qui restent encore, quelques esprits moins délicats «pic bruyants
 trouvaient à cet air de l'Abbayc-anx Bois une certaine froideur. La conversation
 s'y tenait habituellement dans les demi-teintes, nomme dans les dernières années