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760                         LIEUX COMMUNS

 on voit s'empresser, autour de cette abstraction trouée, mais insatiable,
 qu'on appelle le pouvoir, toutes ces Danaïdes effarées du parti de
 l'Ordre, pour 'y verser les libertés des citoyens, les conquêtes de la
 civilisation, les droits de la raison, et les croyances reniées. Heureux
 si, à la dernière heure, quand il ne restera plus rien pour remplir ce
vide, on ne va pas chercher quelques gouttes de sang !
    Cette disposition de beaucoup d'esprits nous afflige, sans nous
étonner. En voici la raison .- Après toutes les révolutions qui ont
ébranlé les âmes, effrayé les intérêts, dérangé les situations, il y a un
moment où ceux qui les ont subies, comptant les blessures faites à
leur égoïsme ou à leur amour-propre, maudissent l'ordre nouveau et
se prennent d'une tendresse rétrospective pour les institutions qu'ils
ont laissé périr avec indifférence. Aimer le passé, adorer des ombres,
c'est encore un moyen de n'aimer que soi, et de ne servir que ses in-
térêts. Il parait, d'ailleurs, qu'il en coûte beaucoup à notre vanité de
pardonner à ceux qui nous ont vu trembler.
    Pour les intelligences moins asservies aux passions inférieures, il se
rencontre aussi dans les commotions politiques des causes de tris-
tesse et d'effroi. H y a toujours, en effet, au bout des révolutions en-
treprises par nous, un problème nouveau, inattendu, quelque chose
que nous n'avons pas prévu et qui ne nous appartient pas. Ce quelque
chose témoigne de notre impuissance au milieu de notre triomphe, et
nous avertit qu'en dehors de nos calculs et de nos volontés, il existe
une loi plus générale du développement de l'humanité dont nous de-
vons subir à notre insu l'irrésistible impulsion et dont les prescrip-
tions ne nous seront révélées qu'une à une. A mesure que nous nous
élevons, les horizons s'agrandissent ; de nouveaux champs de bataille
et de nouveaux ennemis se déroulent dans le lointain. De là ce décou-
ragement, qui a. gagné tant d'âmes, libérales la veille, et qui nous a
valu tous ces actes de reniement et de contrition que nous sommes
forcés de croire sincères à cause de l'humiliation qu'ils traînent après
eux. D'ailleurs, pourquoi l'homme ne se repentirait-il pas quelquefois
des révolutions qu'il enfante et n'aurait-il pas peur de ses œuvres ? Au
point de vue del'égoïsme, toute création nouvelle est la condamnation
illégale d'une forme vieillie. Le nouveau-né apparaît comme un en-
nemi : Saturne dévorait ses enfants et, après la création de l'homme,
Jehova se repentit.
    Ces étonnements, ces regrets, ces retours vers le passé ne doivent
donc point nous surprendre. Après les crises sociales, après les grandes
insurrections de la pensée, il y a toujours eu un moment où la raison