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LE DOUTE DE MONTAIGNE. 309
•• d'elle-même, et ne se peut rapporter qu'à soy. Ce n'est pas une spé-
« ciale considération, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille ; c'est je
« ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute
« ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui,
« ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la
« mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre, à la
« vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien
« ou mien. »
Tous les reproches d'égoïsme que l'on a adressés à Montaigne tom-
bent devant cette page ; elle suffirait seule à son éloge. Ce n'est pas
une âme sceptique qui a pu comprendre ainsi l'amitié. Cherchez un
pareil exemple parmi les écrivains du XVIIIe siècle? Ceux-là prati-
quèrent vraiment le scepticisme. Leur doute ne laissa rien subsister ;
et, tout en proclamant bien haut l'omnipotence de la raison , ils la
reconnurent par le fait incapable d'atteindre la vérité, c'est-à -dire ra-
dicalement impuissante. Le doute de Montaigne fut autre chose et put
s'allier avec des convictions inaltérables. Ce doute n'était rien de plus
qu'une grande défiance de la raison individuelle, qu'une invitation Ã
de scrupuleuses études. Mais on ne saurait induire des idées, et sur-
tout des sentiments et des actions de Montaigne, que ce noble esprit
ait pensé, comme les véritables sceptiques, que l'homme est à jamais
déshérité, en ce monde, de cet imprescriptible patrimoine qui s'appelle
la vérité.
VICTOR DE LAPRADE.
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