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 308                     LE DOUTE DE MONTAIGNE.

sentiment de l'amitié, vertu des hommes tiers et libres, qui suppose à
la fois l'indépendance politique et la liberté de la raison. Le christia-
nisme permet et sanctifie l'amour par le mariage ; la nature l'y obli-
geait ; mais il se défie des fortes amitiés, comme contraires à ce re-
noncement, à ce détachement des créatures, qui est le fond de sa mo-
rale. L'amitié, d'ailleurs, a quelque chose de militant et d'héroïque, à
qui la soumission répugne. C'est presque toujours pour le combat que
deux âmes viriles se lient d'une chaîne, comme ces jeunes guerriers
francs que peint Chateaubriand dans les Martyrs. L'amour est un sen-
timent de forme chrétienne , l'amitié restera toujours de forme
stoïque.
     La vie de Montaigne est un exemple de ce que nous disons. Pres-
que tous les grands hommes du moyen-âge ont laissé l'exemple d'un
illustre amour: ainsi de Dante, de Pétrarque, d'Abeilard, de tous les
poètes. Les attachements des hommes de la renaissance furent sur-
tout d'illustres amitiés. Aucun amour n'a laissé de traces dans Mon-
taigne ; son affection pour La Boétie aurait suffi pour rendre ce nom
illustre ; elle a été pour Montaigne le sentiment dominant, idéal, ini-
tiateur, qui se rencontre plus ou moins puissant dans la vie de chat] ne
homme, suivant la grandeur de son âme.
     Ecoutons-le parler lui-même de cette amitié :
     « Si l'on me presse de dire pourquoy je l'aimais, je sens que cela
 « ne se peut exprimer, qu'en répondant : Parce que c'estait lui, parce
 « que c'estait moy. Il y a au-delà de tout mon discours, de ce que j'en
 « puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fa-
 « taie, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de
 .. nous être vus, et par des rapports que nous oyons l'un de l'autre,
 < qui faisaient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison
  >
 « des rapports ; je crois par quelqu'ordonnance du ciel. Nous nous
 « embrassions par nos noms et à notre première rencontre, qui fut
« par hazard en une grande feste et compagnie de ville, nous nous
 « trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors
 « ne nous fut si proche que l'un à l'autre. Il escrivit une pièce latine
 « excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la pré-
 « cipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa per-
 « fection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous
 « étions tous deux hommes faits, et luy plus de quelqu'année ) elle n'a-
 « vait point à perdre temps, et n'avait à se régler au patron des ami-
 « tiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de
 > longue et préalable conversation. Celle-cy n'a point d'autre idée que
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