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                     LA MORALE ANGLAISE                           207
 dans le vide. Despotisme, scepticisme, deux dangers que nous
 aurons bien du mal à éviter à la,fois. M. Guyau est-il bien sûr
 de ne s'y être pas exposé plus que de raison ?
    Résignons-nous, contentons-nous de doctrines imparfaites,
 limitées, opposées entre elles. Tenons-nous à l'une de ces doctrines,
 à celle qui est la nôtre, à celle qui représente tout notre savoir du
 moment. Tenons-y avec force, bien convaincus que, d'y renoncer
 avant d'avoir trouvé mieux, ce serait vouloir tomber plus bas et
 nous trahir nous-mêmes. Mais aussi disons-nous que nous n'avons
 là rien que de provisoire: que l'idée de la vérité soit toujours
 devant nous, pour nous préserver du contentement, de l'inertie,
 du fanatisme. Qu'elle soit comme ces étoiles inaccessibles et dont
pourtant la clarté nous guide à la fois et pénètre notre âme de
douceur. Souvenons-nous que nos luttes témoignent de notre
 ignorance à tous, et tâchons de les restreindre. Mais dans nos
propositions de paix, n'oublions pas les règles d'équité, et traitons
les autres en égaux. C'est, en somme, une règle assez simple que,
pour faire un accord, il faut être plusieurs. Il n'y a de conciliation
que celle qui se fait d'homme à homme ; toute autre est prélimi-
naire, idéale, et, aux yeux des étrangers, fictive. Dans les sciences,
on ne se contente pas à moins, et nulle vérité n'est tenue pour
dûment acquise qu'elle n'ait été consacrée par le consentement
exprès de tous les hommes compétents ; encore les droits de
l'avenir sont-ils toujours réservés. En philosophie, a-t-on vu
déjà de semblables accords ? est-il une seule vérité qui soit ainsi
fondée? C'est une grande question; chacun la résout à sa façon.
Les dogmatiques, chacun au profit de son système ; les sceptiques,
contre tous les systèmes. Mais dans l'avenir, n'en verra-t-on
jamais se produire aucune, de ces conciliations authentiques ? Voilà
le vrai problème. Ici les sceptiques mêmes ne peuvent nous en-
lever l'espérance. Conservons-la donc et agissons en conséquence.
C'est une philosophie aussi, cela. C'est au fond celle de M. Guyau.
Et il n'en était pas qui convînt mieux à son très jeune âge et à
son talent déjà sûr d'un grand avenir.
                                           A. BURDEAU.