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144 DE LA POÉSIE. acteur Ligier, qui, d'aventure, courait la province à cette époque, faisant entendre sur quelques scènes les grands ac- cents de celte voix qu'il a condamnée au silence depuis quinze ans. Il interprétait le rôle de Charles Quint, rôle dont il a élé le créateur. Lorsque, dans la vaste enceinte du théâtre, commencèrent à retentir ces spleudides hexamètres qui passionnèrent jadis une jeunesse enthousiaste et lettrée, et qui, pareils aux vibrations d'un airain sonore, s'échap- paient éclatants de la bouche du grand comédien, une sorte de stupeur indéfinissable, un étrange malaise, semblèrent saisir la plupart des auditeurs, ils s'enlre-regardèrent avec l'élonnement muet et pénible de gens à qui l'on parle dans une langue inconnue. On eût dit, à coup sûr, qu'ils enten- daient de l'iroquois ou du malgache. Le silence était profond, commandé qu'il était par la majestueuse renommée du vieux Ligier, mais il était glacial. Point d'émotions, point de ter- reur, point de passions peintes sur les physionomies ; rien de ce frémissement électrique qui court a travers les foules exal- tées ; ni murmures, ni applaudissements ; et c'est à peine si quelques mains intelligentes et courageuses donnèrent à l'ar- tiste une salve à laquelle la foule ne s'associa que médiocre- ment. Elle était excusable, elle n'avait pas la conscience de ce qu'elle venait d'eniendre, elle était depuis tant d'années sevrée de l'audition des vers ! Dans la môme représentation, pas un des acteurs chargés de donner la réplique à Ligier, ne fut en état de dire de suite quatre vers convenablemenl et sans les fausser. Car, c'est encore une remarque à faire, que, nulle part, hormis au Théâtre-Français, les comédiens n'ont con- servé la tradition des vers et le mode de diction qui leur con- vient. Pour eux aussi, c'est de l'iroquois. Cette décadence et ce discrédit sont visibles dans toutes les habitudes de la vie sociale, et même dans les sphères les plus élevées. Les salons aussi ont relégué la poésie loin d'eux ; ils