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                         LES P O È T E S LYONNAIS                                 417
avant 1848, et qu'une faction fit écarter comme peu orthodoxes, lui promettait
une gloire qu'il ne recueillera qu'avec le temps. Ce fut la grande déception de sa
vie. Ces magistrales compositions, dont quelques-unes sont célèbres : Virgile
dictant les Géorgiques, d'une sereine simplicité, et la Fin de l'Empire romain
quinous entr'ouvre les Catacombes, séparées par une mince couche de terre du sol
romain foulé par un triomphateur et l'envahissant d'une grande lumière, font au-
jourd'hui le plus sérieux intérêt des musées lyonnais du Palais Saint-Pierre.
Mais elles furent longtemps reléguées je ne sais où, et Chenavard, désespérant
de les imposer à la foule, se consolait de ses déconvenues par des voyages d'études
 restés fameux, en Italie, par d'interminables discussions philosophiques ou litté-
raires avec les Maîtres de la pensée moderne dont il fut l'ami et parfois l'inspira-
teur ; enfin par des esquisses toujours achevées, rarement finies, qu'il prodiguait
 libéralement. Mais rarement vit-on peintre plus sévère pour lui-même. Le nombre
des études et des écrits de Chenavard brûlés par lui est innombrable. Ce philosophe
 misanthrope ne croit jamais son rêve atteint, restant toujours préocupé d'idéal.
 11 affectionne la teinte conventionnelle des fresques pour laisser à sa composition
 son caractère surnaturel. Et l'ironie du philosophe et du poète désillusionné
 réapparaît sans cesse — jusqu'à lui faire donner aux chérubins de sa Divine
  Tragédie les traits de la mort, qu'il voit partout. On imagine devant ces dispo-
  sitions d'esprit quelle doit être la causerie de Chenavard ! A Paris, plus de cent
 fois, ses dissertations défrayèrent les chroniques renommées, car plus d'un jour-
  naliste s'habituait à puiser dans ses discussions la matière de son article du len-
  demain. Ses liaisons avec Musset, Sainte-Beuve, Béranger, Hugo, Georges Sand
  et d'autres illustres, sont célèbres. Il y aurait là matière aux plus beaux Mé-
  moires artistiques du siècle et c'est un rêve que je faisait jadis d'être le Dangeau
  de Chenavard.
    Il ne quitta Parn que tardivement, lorsque son œuvre, ses cartons, fut
 somptueusement logé au Palais Saint-Pierre. C'est alors qu'il retrouva Laprade,
 revit la pauvre Louisa Siefert qui connaissait déjà la renommée, — elle l'appe-
 lait « son philosophe, » — et se lia d'une inaltérable amitié avec Soulary et
 Jean Tisseur.
     Après moins de dix ans ce petit groupe a été visité trois fois par la mort.
  Louisa Siefert est partie la première, le lendemain d'un mariage dont elle atten-
  dait le bonheur, puis Jean Tisseur est tombé foudroyé aux portes d'une retraite
  qu'il espérait remplir de joyeux passe-temps littéraires, et au moment où La-
  prade entrait dans cette agonie de deux ans que la mort d'Auguste Barbier,
  son ami, devait priver de toute illusion. .
     Je ne voudrais pas terminer sur un ton d'élégie une histoire dont le héros
  principal jouit d'une pleine activité littéraire, sans que son ami Chenavard.
  aussi jeune que lui, ait interrompu les discussions et les esquisses poursuivies
  depuis quarante ans. Que le groupe lyonnais à qui tous deux survivent ait été
  glorieux, et que, par le double mérite de sa modestie et de ses travaux im-
  mortels, il soit digne de l'admiration de ses contemporains, voilà tout ce que
  j'ai voulu démontrer. Et je serai le plus heureux du monde si j'obtiens jamais
  l'assurance de ne l'avoir pas dit en vain.
                                                     PAUL     MARIÊTON.
                      (JoSëphin Soulary et la Pléiade Lyonnaise, ch. vin, — pour paraître
                        iniîessamment. — Paris, Marpon et Flammarion.)