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CHEZ LE JUGE DE P A I X 65 vieille fond sur lui, comme un faucon qui se jette sur sa proie ; d'une main, elle le maintient et, de l'autre, qui est armée d'un volumineux morceau de lard, elle frotte sans relâche cette « patte » que sa voisine lui avait, la veille, recommandé de graisser. « Çà , M'sieur le juge, clamait-elle triomphalement, je pense que vous allez maintenant me faire gagner mon procès ? » Et comme Beaucerf, ivre de fureur, ne pouvait arriver à faire entendre que des monosyllabes inarticulés : « Dame? dit-elle, faut pas m'en vouloir : on mJa dit qu'avec vous c'était le seul moyen de réussir. » — Huissier, arrêtez cette femme, hurla Beaucerf, qui avait enfin recouvré la parole. — M'arrêter ! et pourquoi ça? dit la vieille qui se défendait. Est-ce que je savais, moi, qu'il ne fallait pas le faire devant le monde? Une autre fois j'irai chez vous. » Je vous laisse à penser quel tapago cet incident souleva dans la salle. On se haussait sur la pointe des pieds, on grimpait sur les bancs pour mieux voir; ce n'étaient que cris, vociférations, grosses plaisanteries, interpellations irrespectueuses au juge, un brouhara tel que Beaucerf donna l'ordre d'évacuer la salle. Gomme il fut impossible à l'huissier de mettre cette injonction à exécution, Beaucerf, incapable de tenir tête plus longtemps à l'orage, dut quitter la salle, pourpre de honte et de rage. À l'audience suivante, la mère Béchu perdit son procès sur toute la ligne : elle fut condamnée en lous les dépens et de plus en une forte amende pour avoir troublé l'audience et insulté un magistrat dans l'exercice de ses fonctions. Elle n'a jamais pu s'expliquer cette condamnation. Mais elle a conservé de cette histoire une sourde rancune contre la mère Gorneloup, qui n'en peut mais, et à la première occasion, elle le lui fera bien voir. CHARLES LAVENIR. JANVIER 1884. — T. VIF. o