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    SOUVENIRS DU COMTE ARMAND DE S A I N T - P R I E S T              19
charme de sa fougueuse éloquence, eut été avant peu, transformé
en gémonies. Pour donner une idée des moyens employés, à cette
époque, pour exciter la fureur du peuple contre l'homme au pouvoir,
voué d'avance à la mort, je ferai mention et donnerai le détail
d'une caricature qu'on publia alors sur mon père. C'était son buste
en médaillon, très exactement copié sur un portrait récemment
fait; mais voici les accessoires qui l'accompagnaient: la figure se
détachait sur un fond couleur de sang, au travers duquel on aper-
cevait très distinctement la lanterne ou réverbère. On sait qu'elle
avait précédé la guillotine. L'encadrement du médaillon était formé
de la corde de la lanterne. Au-dessus était suspendu un sabre de
Damas dégoûtant de sang, avec cette inscription : ce sabre fut
apporté de Constantinople par Judas Guignard Acoinat dit Saint-
Priest, ou Farcy, à dessein de couper la tête aux patriotes.
    On peut juger de l'effet d'un pareil enseignement étalé dans
toutes les boutiques de marchands d'estampes; et il est surprenant
que mon père ait échappé aux conséquences. Ce qui est très singulier
c'est qu'après avoir entendu parler, toute ma vie, de cette caricature,
je ne l'ai vue et elle n'est venue en ma possession, que près de
trente ans après; et où l'ai-je trouvée ? à Saint-Pétersbourg; dans
le portefeuille d'un amateur dont la collection fut vendue après
 décès.
    Un autre amateur de gravures, monsieur Outxina, homme de
talent et de mes amis, frappé du nom mis au bas de cette pièce, en
 fit l'acquisition et me la donna. Je l'ai encore. Mon père n'avait
 pas songé à l'émigration, ni pour lui, ni pour sa famille. Tant
 qu'il put être utile au Roi, il tint bon. Mais ce prince, ayant dû
 congédier son ministère en butte à toutes les attaques, mon père
 se crut permis, dès lors, de songer à sa sûreté gravement menacée
 comme on l'a vu. Il a été de mode de crier contre l'émigration;
 mais ici il faut distinguer les époques. Je crois bien que ceux qui,
 les premiers, en ont eu l'idée et l'ont exécutée immédiatement
 après la prise de la Bastille, alors que la noblesse était encore en
 force pour défendre le Roi, ont commis une action peu réfléchie.
 Le plus grand tort à été, surtout, d'en avoir fait une affaire de mode,
 et irrité, par des criailleries, ceux qui ne voulaient pas y participer.
  Ceux-là méritent des reproches fondéss Mais je pense que ce serait