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LA CORRESPONDANCE DE VOLTAIRE 241 rents, etils'adresse à un président du Parlement de Dijon, M. de Brosses, qui possédait une terre dans le pays deGex, sur l'extrême frontière. Cette terre était la comté de ïourney. Un vieux château, des prés, des granges, des champs, des vignes, un jardin, une forêt, le tout affermé 3.300 livres à noble Chouet, noble ivrogne : voilà la comté. Le 11 décembre 1758, le président la cède à Voltaire par un bail à vie, moyennant 3^,000livres, avec la dîme, les honneurs et tous les droits seigneuriaux. Il y joint, en souriant, le curé qui, sous la figure d'un ours, est un bon homme, et « vraiment un effet prétieux ». On stipule que l'usufruitier jouira en bon père de famille, qu'il ne coupera point la forêt, qu'il rendra les meubles et les bestiaux en bon état, et qu'il fera des constructions pour quatre mille écus. M. de Brosses ne se réserve qu'un petit lot de chênes, encore sur pied, vendu à un tonnelier de Genève. L'ardent poète est pressé de jouir : le bail est à peine signé qu'il fait, comme Sancho Pança dans son île, une entrée solennelle au bruit de la mousqueterie et aux cris de : « Vive Monseigneur! » Il signe « Voltaire, comte de Tourney », et dit au président : « N'allez pas vous dire seigneur de Tourney, car c'est moi qui le suis, et vous m'ôteriez le plus beau fleuron de ma couronne. » Cette couronne le ravit, mais il prétend l'embellir : sous prétexte déjouer à l'agriculteur, au patriarche, il met sa seigneurie sens dessus dessous; [,o\ir peigner son château, dont il n'est que l'usu- fruitier, il en jette la moitié à bas ; il rêve des fossés plus profonds, un escalier neuf, un théâtre, de larges chemins, des ponts tour- nants, des ruisseaux dans les prairies; mais pour toutes ces amélio- rations, il faut quelques coupes blanches, il faut arracher cette grosse vilaine futaie qui borne la vue, et M. de Brosses serait bien mal avisé de ne pas y applaudir. C'est chose déjà faite, d'ailleurs, et il serait trop tard de se plaindre. Chaque jour a son projet et son importunité nouvelle. Les lettres volent de Tourney à Monfalcon, dans la Bresse, rési- dence du président. De grâce, M. de Brosses, quatre ou cinq mille pieds de vigne ! M. de Brosses, cinq cents livres pour ou- vrir un chemin! M. de Brosses, vous m'avez garanti les fran -