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270                   LA REVUE LYONNAISE
discours si étranges, quand vous ne voyez que trop que je m'af-
faisse de jour en jour et qu'aujourd'hui c'est à peine si je me puis
tenir debout sur mes jambes ? je vous lejure,mon frère, si. quelque
grand danger me menaçait présentement, si quelque animal sau-
vage, quelque monstre redoutable, un taureau, par exemple,
paraissait tout à coup, en ce moment même, là, à deux pas de moi,
et que je n'eusse qu'un mouvement à faire pour éviter les effets
 de sa fureur, je serais incapable de faire ce mouvement, et sans
tenter des efforts inutiles, je me résignerais au trépas. »
   A peine aurait-il achevé ces mots qu'un taureau, sortant de la
coulisse, côté cour ou côté jardin, se précipiterait sur lui tête
baissée. A cette vue Argan, comme mû par un ressort, se lèverait
 de son fauteuil, courrait à toutes jambes du côté de la rampe,
 enjamberait le mur de la scène, tomberait sur les fauteuils des
 musiciens, les franchirait d'un bond, escaladerait les premières
loges, la galerie, l'amphithéâtre, et ne s'arrêterait que lorsqu'il
 serait arrivé à la hauteur des frises. Pendant ce temps des toréa-
 dors, en grand costume de parade, s'élançant des quatre coins de
la scène, feraient devant le taureau des passes gracieuses avec la
cape et la muleta, lui colleraient des cocardes sur la nuque, lui
tireraient la queue et les cornes, et, après quinze ou vingt minutes
de ce jeu, le feraient disparaître par le trou du souffleur. Après
quoi, Argan redescendrait sur la scène, aux grands éclats de rire
de Béralde et de Toinon, et la comédie s'achèverait suivant le
texte de Molière.
   Qu'en dites-vous, Messieurs de la Comédie Française? Si vous
trouvez mon idée bonne, je la mets gratuitement à votre dispo-
sition, vous promettant même, si vous en tirez parti, de ne récla-
mer ni priorité d'invention, ni droits d'auteur, ni loges,ni fauteuils,
ni la plus petite place de galerie ou de poulailler. La satisfaction
d'avoir fait faire à la maison de Molière un pas de plus vers le pro-
grès sera pour moi une récompense suffisante, et, content de moi et
des autres, j'attendrai en paix, jusqu'au siècle le plus reculé, le
tirage du gros lot de la loterie des Arts décoratifs.