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88 NÉCROLOGIE. les belles de jour crûrent avec rapidité, se croisèrent, s'entrelacèrent dans les troncs d'arbres et sous les piliers des tonnelles, en sorte que l'île de Robinson et ses alentours étaient en toute saison ma promenade favorite, et celle de bien d'autres, je vous assure. « Il y avait là un assez bon cabaret où j'allais écouter les doux propos des amoureux du village et les jurons énergiques des mariniers du Rhône. Force poissons frais, de bon vin, des fruits, quelques baisers par-ci, par-là , une pro- menade en bateau ou sous les allées de saules : voilà ce qui justifiait la vogue de l'île de Robinson. « Que de joyeuses parties entre amis jetèrent leurs élans de gaîlé à travers la saulée! J'aimais à voir ces guirlandes de jeunes fdles se tenant par la main, courir, se développer, se perdre derrière les arbres pour reparaître bientôt vers l'île avec de grands éclats de rire. J'aimais, quand le soleil descendait derrière les coteaux de la Croix-Rousse, suivre du regard celte foule de robes roses et de robes blanches confondant leurs couleurs et formant de folâtres quadrilles. J'aimais à écouter les gais refrains et les chants harmonieux que ces groupes jetaient sur leur passage. Ainsi finissait presque toujours la soirée pour les amateurs de l'île de Robinson. Quelques couples cependant s'échap- paient au nord, couraient quelques instants sur les graviers du Rhône, puis s'éclipsaient sous les ombres épaisses des steppes de la Tète-d'Or. « Voilà le dimanche de ces gais parages. « Pendant la semaine, ils changeaient entièrement d'aspect. Les magnifiques chevaux que nos mariniers emploient à la remonte des bateaux étaient les seuls habitants de la lisière du lac. Les oiseaux qui avaient fui quelques heures, effarouchés par les cris de joie et les chansons bachiques, revenaient becqueter les baies du repas de la veille, ou bien encore faire la guerre aux agiles demoiselles. Quelquefois un paisible pêcheur jetait son innocente ligne à tra- vers les nénufars et les plantains d'eau, troublé seulement dans sa tran- quillité mélancolique par le coassement des grenouilles, le roucoulement des pigeons de l'auberge, ou les bruits sourds et lointains de la ville et du fleuve. « Que de fois je suis allé, dans de douces matinées, m'asseoir dans le bate- let, occupé uniquement à voir fuir les poissons sous les racines baignées, ou à étudier quelques couples de canards qui se promenaient majestueusement autour de moi ! Aussi je sais par cœur l'île et ses environs, et pourtant j'y reviens toujours, de même que je relis avec plaisir mes vieux auteurs clas- siques, dont ma fidèle mémoire me rend au besoin les morceaux les meilleurs. « Mais tout passe et tout s'use dans ce monde, comme l'ont fort bien dit Searron et bien d'autres, après lui comme avant lui. La célébrité de cette jolie petite île ne devait donc pas avoir un meilleur sort que le Colisée, les Pyra-