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382                       LA R E V U E L Y O N N A I S E
gerbe à ses*amis. C'était en 1866 ; il occupait depuis deux ans la cure de Saint-
Sylvain, village voisin de Tulle, où il devait enfermer douze années de sa vie dans
le plus triste isolement. Mais la brochure répondait bien aux faibles ressources
du prêtre. A peine osa-t-elle affronter la publicité ; assez pourtant pour que la
ruse de quelques-uns songeât à se parer des dépouilles du jeune inconnu. Si la
forme de ces maximes semblait être du goût de celles de Joubert, on y ren-
contrait des poussées vigoureuses attestant une sève nouvelle et assurément
distinguée. Voici que je prends au hasard :
   — Une feuille de peuplier nous dérobe la vue du soleil ; l'exiguïté d'un souci
terrestre nous cache Dieu immense et rayonnant.
   — Nos actes mènent nosjugements, plus que nos jugements ne mènent nos actes.
   — Dieu nous visite souvent, mais la plupart du temps, nous ne sommes pas
chez nous.
   — Le malheur présent est égoïste ; le malheur passé est compatissant.
   — Les Grecs disaient aux étrangers: «Barbares !.» Les étrangers répliquaient :
« Enfants ! » Nous, Français, ne sommes-nous pas quelque peu Grecs en Europe?
   — Il n'y a pas d'humiliation pour l'humilité.
   — Quelque chose est meilleur que le bon sens, c'est le grand sens.
   — L'enfance est, dit-on, le plus heureux temps de la vie. C'est dommage qu'il
faille devenir homme pour le savoir.
   II y a près de vingt ans que Joseph Roux écrivait ces maximes. Depuis lors, il
a singulièrement grossi ses cahiers. Des jugements de la plus grande beauté sur
toutes les littératures, de courtes études de mœurs campagnardes, prises sur le
vif dans ce bas Limousin si rustre et si antique qu'il étudie en philosophe pour
le raconter en poète, des pensées par milliers, des observations de tout genre, se
pressent, se coudoient dans ces glorieux manuscrits qu'il nousa été donné, ànous
peut-être le premier, de parcourir dans leur ensemble. Toute une vie est là, mo-
deste sous de grandes aspirations, résignée, profondément chrétienne. Joseph Roux
est un homme du moyen âge, moine et troubadour. Nous n'avons vu que le
premier ; quand nous aurons expliqué l'autre, qui est sa conséquence fatale dans
ce tempérament ardent, dans cet homme de foi égaré dans nos jours de doute,
nous retrouverons encore cette admirable fusion d'une pensée médiévale et d'un
moule contemporain.
    Nous ne songeons donc pas à éloigner de notre libre siècle la religion comme
d'une autre époque. Le christianisme est au-dessus des temps !... Et nous
admirons dans Joseph Roux, sans la partager tout entière, cette protestation
constante contre les empiétements nouveaux.
    En 1876, Joseph Roux échangea son isolement de Saint-Sylvain contre celui
de Saint-Hilaire-le-Peyrou, un gros bourg de la Gorrèze, éloigné cependant de
plusieurs lieues de toute civilisation. Depuis son départ de Brive, en 1860, voilà
donc vingt-trois ans que ce grand esprit se forge dans l'ombre une renommée
qui ne peut tarder de parcourir l'Europe ; et ce sera, nous l'espérons, sur les
ailes de l'idée latine. Trois circonstances seulement, qui ont eu une influence dé-
cisive sur l'avenir du pauvreprêtre,et qui marquent sur son humble vie comme des
éclaircies d'azur dans l'épaisseur d'une forêt, ont réussi à le tirer de sa retraite. La
première, un préceptorat qu'il exerça six mois, en 1870, dans une ancienne maison
normande, lui permit d'entrevoir Paris. Les deux autres furent de grandes fêtes
littéraires dans lesquelles un événement fortuit lui avait préparé sa place.