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                        EN TRAIN RAPIDE                           363
aumône du cœur ? Ne sommes-nous pas les heureux du siècle, les
favoris de la fortune? »
    Pendant qu'il parlait ainsi, Christian s'était peu à peu animé;
le sang coulait plus vite dans ses veines et colorait légèrement
 son teint un peu blême. La jeune fille l'écoutait silencieuse, émue,
quoique un sourire qu'on aurait pu croire railleur, flottât encore
oublié en un coin de sa lèvre. Mais il y avait un accent de sincérité
si émue dans ce que disait le jeune homme qu'elle se sentait prise
intérieurement. Le train était reparti, filant à toute vapeur, comme
pour regagner le temps perdu; à la gauche des voyageurs, la
Saône mettait sur le fond vert sombre des prairies, rendu presque
noir par la nuit, la tache blanche de son large sillon d'argent. Au
reste, le jour n'allait point tarder à se lever, et de vagues rou-
geurs à l'orient annonçaient la prochaine arrivée de l'aurore.
    « Quel rêve ! poursuivit Christian après quelques instants de
silence; comme toutes les fortunes, tous les bonheurs doivent être
peu de chose auprès d'une telle amitié ! Il me semble que l'homme
qui goûte cette sérénité tranquille de la famille et du foyer doif
devenir meilleur et mieux qu'un autre avoir l'instinct de toutes
 les belles et nobles choses. »
    Longtemps encore il continua. On eût dit à l'ouïr qu'il se parlait
a lui-même ou qu'il avait pour auditeur et confident un de ces
vieux amis auxquels une affection éprouvée donne le droit de tout
entendre et quelquefois la patience de tout écouter. Mais à la pas -
sion ardente qui faisait vibrer la Voix, luire le regard de son
interlocuteur, M"0 Mary Bartley (tel était, en effet, le nom de la
jeune fille, qui l'avait laissé échapper au cours de la conversation)
sentait bien qu'elle n'y était point tout à fait étrangère. Elle était
la Muse qui inspirait ce poète, la divinité bienfaisante dont la
 rayonnante influence faisait fondre la glace de ce cœur et l'ouvrait
 à toutes les idées généreuses.
    « Pardonnez-moi, lui dit Christian, quand il fut comme revenu
 à lui-même, toutes les folies que je viens de vous débiter. Vous
m'avez prêté l'oreille avec tant de bienveillance que j'ai laissé
aller les rênes à mon imagination vagabonde. Au reste, ajouta-t-il
un peu tristement, voici que nous ne sommes plus qu'à une
  laible distance de Lyon et qu'il me va falloir vous quitter.