Pour une meilleure navigation sur le site, activez javascript.
page suivante »
                                  — 210 —

enchanter les songes des légionnaires endormis depuis Trajan et dont les
tombeaux se pouvaient encore apercevoir proche la grande église. Partout
sur des poitrines blanches, des chevelures rousses et des chevelures d'or
ilottaient ; les jambes gracieuses se mêlaient aux pieds fourchus, des visages
adolescents étaient frôlés par des faces séniles..., l'énervante musique redou-
bla, triomphale, quand apparut un personnage obèse et barbu, titubant
juste à point pour que son nez cramoisi s'écrasât aux tomes vénérables
d'Aristote.
      — Seigneur, pensa frère iEgidius, voici une procession fort étrange.
      La bacchanale exultait. Soudain les nymphes laissèrent crouler une
chevelure plus abondante sur un corps plus complaisant. Le vieux Silène
qui avait reniflé d'aise se redressa et, sur un ânon s'étant élancé, étala ses
jambes velues et bien arquées, à la grande joie des œgypans qui gamba-
daient sur les in-folio les plus révérés.
      L'étrange procession fit lentement le tour de la salle. Silène honorait
d'un pet et saluait d'un rot joyeux le Digeste et ses compilateurs. Devant les
œuvres d'Ovide, les bacchantes un instant immobiles apparurent si blan-
ches et pleines de délices que le frère iEgidius hésita sur l'opportunité de
l'exorcisme.
      Brusquement tout disparut. Plus un bruit dans la bibliothèque, sinon
le frisselis des hirondelles au printemps revenues et aux vitraux se heur-
tant. Bouleversé et inquiet, frère iEgidius avait laissé choir le palimpseste
merveilleux. Un peu plus voûté, il s'achemina vers le repas du soir, très
sûr de la coulpe qui l'attendait, mais convaincu qu'un tel évangile était
plus attendrissant que la joue rose d'une belle fille.

                                                       Henri BARDOT.

     Extrait des Contesgrognotesques pour apprendre à mieux vivre.