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CHRONIQUE THÉÂTRALE. M » ANNA DE LA GRANGE. — M. ACHARD. Habenl sua fata libelli; cette parole est bien plus vraie appliquée aux théâtres qu'aux livres. Essayez donc en pareille matière d'établir un calcul de probabilité, vous y perdrez votre latin. Voyez, par exemple, l'impressario de notre théâtre italien : il se dit un beau jour : M. Gueymard, ténor du grand-opéra de Paris , a pu donner à Lyon douze représentations avec augmentation du prix des places et douze fois il a fait salle comble ; donc, en faisant chanter Mme de La Grange sur le même théâtre, j'obtiendrai le même résultat. Puis notre impressario ajoute à part lui d'un air fin : Il s'agira d'entendre chanter une femme , donc l'af- fluence sera plus grande, car le Lyonnais est français, c'est tout dire. Eh bien ! l'impressario se trompe, il a compté sans son hôte, c'est-à -dire sans faire la part du hasard, sans ce je ne sais quoi d'aléaloire qui défie les com- binaisons humaines. S'il eût consulté les souvenirs du caissier, il aurait appris qu'en tout temps les grandes recettes ont été faites par des acteurs et non par des ac- trices. Ni Rachel, ni Alboni, ni Mme Damoreau, n'ont, sous ce rapport, égalé le succès de Talma , de Duprez et de Gueymard. Je me souviens d'a- voir vu un dimanche Mlle Alboni jouer le rôle d'Odette devant une salle à moitié pleine, et encore sans augmentation du prix des places. Oui, ce froid et impassible témoin qu'on appelle le chiffre constate sur toute la ligne la défaite des prime-donne et le triomphe des ténors, la prédominance de l'at- traction masculine sur l'attraction féminine. Et à présent que les petits poètes fassent de petits madrigaux en l'honneur de ces dames, tous les son- nets du monde pâliront devant cette comptabilité brutale ! Sans celte explication qui touche à une grande loi de l'histoire théâtrale, comment se rendre compte du demi-succès de Madame de La Grange au point de vue financier seulement ? car, pour les applaudissements, ils n'ont point manqué ; et on peut même dire que chaque spectateur , en manière de compensation, faisait du bruit comme quatre. Et cependant Gueymard soulevait les populations avec des ouvrages usés jusqu'à la corde, comme la Favorite, cl Mnle de La Grange a chanté la Somnambule et VEliœir,