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                               JEA    TISSEUR                          603
     que ce fut à ce moment que Jean atteignit définitivement à sa
     forme, cette forme précise et nette, ce vers à la fois cadencé et
     souple, simple, parfois même familier, d'allure vive, libre, où
     chaque épithète est appropriée, forte, exacte, éloignée de toute
     banalité, où pas un mot ne sonne faux; ce vers qui marque à Jean
     Tisseur une place parmi nos poètes contemporains. Entre ces
     pièces, Une Larme de Fiancée (1834), d'une part, et l'Idole
     (1839), les Violettes (1841), de l'autre, il y a un abîme. Cette
     différence tout entière git dans l'art de la forme, car il n'est pas à
     croire que le sentiment du poète eût changé tout d'un coup, qu'un
     horizon nouveau se fût tout d'un coup découvert. Les choses ne
     sont rien, tout est dans la manière de les dire. « Ne peut-on pas
     prétendre que la forme est tout, écrivait Jean? Voyez le diamant :
    c'est du charbon, et c'est du diamant : pure différence de forme. »
        Le vers de Jean n'est proprement ni classique ni romantique. Du
     classique, il n'a pas la symétrie un peu pénible, la marche à pas
    comptés, l'épithète abstraite et convenue. Du romantique, il n'a ni
    l'ampoulé, ni l'image outrée et pédante, ni la sotte richesse
    affectée de la rime. Son vers, dans une certaine mesure, est l'héri-
    tier de celui d'André Ghénier, en ce sens que Chénier est le pre-
    mier qui ait introduit l'articulation, la charnière dans le vers, de
    façon qu'il ne soit pas trop régulièrement suspendu sur tous les '
    hémistiches, articulation affectionnée de Jean, qui redoutait en
    musique les accords plaqués à intervalles réguliers. Quand je dis
    que Ghénier fut le premier, je ne veux pas prétendre que l'on ne
    trouverait pas, chez les poètes antérieurs, nombre d'exemples de
    vers articulés ou désarticulés, comme l'on voudra (car la langue
    française a cela d'admirable que des expressions contraires peuvent
    signifier la même chose), mais cela importe peu. Il suffit de remar-
    quer qu'au dix-septième et au dix-huitième siècle, l'alexandrin
    avait une allure rythmique entièrement différente de celle du vers
    moderne.
       On a quelquefois pensé à voir dans Jean Tisseur une sorte de
    continuateur de Ghénier. Ce serait une grave erreur. Les deux
    poètes n'ont de commun que l'outil, le mode de construction du
    vers. Dans ses idylles incomparables, Ghénier souvent se contente
    du seul charme du tableau. Un fragment antique peut, en effet,




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