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                                    FELIBRIGE                                      443
  — Ce n'est pas le Roi, le Roi est plus chevalier ! Es vertat, s'écria don Peire,
  qui les entendit, aquestit, aquest es lo Rey !
     « Il signait fièrement sa mort de l'orgueilleuse signature des rois d'Espagne :
 Yo el Rey !
     « Alain de Roucy, Florent de Ville et leurs compagnons se retournèrent contre
 lui, et dans cette lutte homérique d'un contre dix, le lion se défendit avec fureur,
 tua un de ses adversaires, et tomba percé de coups.
     « Lorsqu'on ôte la vie à un homme, on consomme un acte terrible, parce
 qu'il est irréparable et définitif : on arrête un agent, une force, une puissance
 qui ne reparaîtront jamais, ni sous cette forme, ni à ce degré.
     « Ce Souverin si beau, si majestueux, si héroïque était couché sur cette terre
 que nous foulons; elle buvait lentement son sang, qui s'échappait entre les
 fissures de ses armes brisées, et sous leur poids s'exhalait péniblement son
 dernier souffle. Il avait trente-trois ans. C'était un prince brave entre les braves,
 très loyal, très juste, il avait été longtemps en guerre contre les Maures et les
 avait battus glorieusement à las Navas de Tolosa.
    « Il était un des grands trouvères de notre langue méridionale. Fauché dans
 sa fleur, il aurait pu dire lui aussi : il y avait quelque chose là !... La mort arra-
 chait brutalement son sceptre et ses armes, finissait sa mission, étouffait ses
 chants. Instruments aveugles et inconscients de la Providence, Alain de Roncy
 et Florent de Ville, vaillants mais obscurs chevaliers, traversent les siècles em-
portés par cette haute mémoire et la main dans ce noble sang. Leur vie inconnue
 a été illustrée par cette mort.
    « Trois cents ans après on ouvrit le cersueil de don Pierre. La tombe avait
été clémente. Son corps était intact, on pouvait reconnaître ce qu'il avait été. Sa
dépouille semblait participer de l'indestructibilité de son nom. Les rois catholi-
ques, Ferdinand et Isabelle lui donnaient sa sépulture définitive.
    « Il serait coupable celui qui oublierait le passé de son pays, renierait ses
pères et leurs gloires, et ne plaindrait pas leurs malheurs. Une race est pareille
à une famille. Respect aux aïeux ! Ce n'est pas aux enfants à savoir s'ils eurent
des torts, s'ils commirent des fautes.
    « En défendant leur Patrie pendant tant d'années, jusqu'à la ruine, jusqu'à la
mort, il nous ont donné un exemple qui n'a pas été perdu. Parmi ceux qui
m'écoutent il y a peut-être des mobiles de Belfort et de Beaune-la-Rolande, et
vous avez sans doute en ce moment des fils ou des frères au Tonkin et à Mada-
gascar. Ce sont comme nous des descendants des soldats de Muret.
   « Nous demandons pour nos aïeux, après une union de six siècles, l'oubli
complet des luttes passées, le souvenir et le respect.
    « Leurs demeures ont disparu, quelques murs noircis leur ont seuls survécu.
Les remparts de Garcassonne, et quelques châteaux en ruine, Montségur ou
Termes. La nature même s'est transformée, des générations de chênes se sont
succédé sur le sol qui les recouvre.
    « Ils ne nous ont laissé qu'un souvenir vivant, ineffaçable, une empreinte indé-
lébile ; leur langue, et nous ne la laisserons pas périr. Cette part de l'héritage,
nous la revendiquons !
    « On crie : Vive la France ! en Provençal, en Languedocien, en Catalan, en
bas Breton d'une voix aussi vibrante et d'un cœur aussi chaud, qu'en patois du
Berry et de la Picardie, amis et ennemis l'ont entendu et s'en souviennent !