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94 Oui vraiment, j'ai visité Ferney et les Chamicttes. Si c'est un ridicule je m'y soumets. Ne croyez pas, au reste, que j'aie porté dans ces visites l'esprit d'un dévot pèlerin. La Curiosité, voilà quel a été mon mobile. Puis, j'ai déjà dit que j'aimais les souvenirs et les impressions de lieux. Je veux vous parler d'abord de Ferney pour procéder par ordre : car j'ai vu Ferney avant les Charmettes. Certes, l'habitation de M. de Voltaire devait être très con- fortable en son temps. Elle répond tout-à Tfait aux façons aris- tocratiques du maître, et aux prétentions nobiliaires du gen- tilhomme ordinaire de la chambre du roi. Une double avenue de beaux arbres vous y conduit. C'est un bâtiment régulier, à un seul étage, solidement établi sur des assises en pierres de taille. L'aspect en est imposant et sévère, mais peu poé- tique. Un adepte de de Maistre et de Frayssinous n'y trouverait même rien de diabolique. Ce n'est pas comme à Paris, cette maison voisine du Pont-Royal, au coin de la rue de Beaune, qui a une teinte si lugubre et qui sentie roussi. Chose toute simple : le vieux Raton (1) y a laissé sa vieille ame, et pour l'emporter, Satan a bien été forcé de laisser l'empreinte de son pied fourchu sur la façade de l'hôtel mystérieux. Bien plus, le malin s'en allant tout joyeux le long de la Seine , chargé de sa précieuse proie, effaça traîtreusement la dénomi- nation que portait alors le,plus beau quai de Paris, et y subs- titua en caractères de feu le nom de "Voltaire. Ce ne fut qu'assez long-temps après cet événement, qui se passait en 1778, que l'on accomplit la volonté du diable et que l'on s'inclina devant sa griffe ; car l'ancien quai des Théalins ne s'appelle plus que quai Voltaire. Je disais donc que l'aspect du Château de Ferney est im- posant, quoique l'édifice soit un peu lourd. On voit que l'architecte a suivi les inspirations de cet esprit clair , juste (1) Dans sa correspondance avec Dalembert et Gondorcet, Voltaire s'inti- tule souvent Raton, et les appelle ses Bertrand.