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 Nice, Une portraitiste, fort jolie femme, et d'un grand talent, Mme Chatillon, sefitprésen-
 ter à moi et m'apprit qu'elle faisait le portrait de Mme Blanc; elle m'invita à venir voir le
portrait pour lui en dire mon avis. Quand j'y allai, je trouvai Mme Blanc qui posait. Après
les salamalecs d'usage, la conversation s'engagea, et je dis que, si j'avais une fortune com-
me la sienne, j'entreprendrais quelque chose de si colossal que je ferais des dettes.
      — « Comment cela i » me demanda-t-elle. — « Ce n'est pas d'aujourd'hui que j'y pense ;
je ferais un chemin de fer qui irait tout droit de Calais ou du Havre à Marseille. La voie
serait tellement large, les wagons si vastes et les machines si puissantes que l'on chargerait
dessus, au Havre, un navire avec son fret et son équipage, et qu'on le remettrait à flot à
Marseille. Vous voyez d'ici ce qui arriverait. Ce serait bien autre chose que l'effet produit
par le canal de Suez ou celui de Panama. Ce chemin de fer, avec ses tenants et aboutissants,
deviendrait une seule rue commerciale, sans interruption du Havre à Marseille, avec Paris
et Lyon comme gares intermédiaires. La France entière serait un vaste dock, un entrepôt où
s'accumuleraient tous les produits qui se distribuent sur les bords de la Méditerranée, et
ceux qui prennent la route de Suez. Cela n'est pas impossible puisque, il y a deux cents ans,
Emm. Swedenborg, qui passe pour un halluciné, transporta à travers le Danemark la flotte
de Charles XII. Je commencerais par mettre la question au concours, avec un million de
prix, j'appellerais à ce concours tout ce qu'il y a de savants et d'ingénieurs, je leur donne-
rais autant d'argent qu'il en faudrait pour faire des essais et je suis persuadé que la chose •
est faisable ».
      Mme Blanc prit feu à mon projet et me dit: « Mon cher M. Chenavard, mais mettez
donc ce plan à exécution. Parlez, combien vous faut-il i N'hésitez pas devant un chiffre,
quel qu'il soit ». Je ne voulus pas fixer le chiffre, mais je m'engageai à soumettre mon plan et
les offres de Mme Blanc à M. Joseph Bertrand qui n'était alors que secrétaire de l'Acadé-
mie des sciences. Il trouva aussi la chose parfaitement praticable et je ne dis pas que je ne
m'en serais pas chargé. Malheureusement Mme Blanc alla se faire soigner aux eaux de
Brides et elle en mourut. Monprojet en est resté là. Et voilà comment je m'en irai sans avoir
rien fait de gigantesque.
     Ce projet était le complément de Paris-port de mer ; dans une lettre à Louisa
Siefert, Chenavard écrivait, le 15 juin 1876 :
      En somme, tout ce que j'ai eu déplus à cœur dans ce que j'appellerai presque mon apos-
 tolat, pourrait se résumer en ces deux points principaux : Pour cette raison qu'il ne faut
pas verser le vin nouveau dans une vieille outre empuantie, il faut transfusionner (sic)
absolument la vieille France, corps et âme. Pour cela faire, je ne vois que ce moyen : lui
donner, en place de sa vieille épée rouillée, le trident de Neptune, c'est-à-dire faire pre-
mièrement de Paris un port de mer. Si Moscou était encore la capitale de la Russie, ce pays
serait resté asiatique. Que Paris donc devienne un Londres et l'on verra les mœurs militai-
res, cléricales et monarchiques de la France devenir maritimes, c'est-à-dire républicaines,
parce que Paris c'est la France tout entière, moralement du moins ; et comme il faudra
nécessairement, alors, joindre les deux mers, du Havre à Marseille, le Rhône se trouvera
jouer un rôle de transit prodigieux dans le commerce du monde.