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SOUVENIRS — 1 8 1 3 - 1 8 1 4 - 1 8 1 5 419 d'hommes, de femmes et d'enfants ; on en voyait jusqu'aux toits se chauffant aux gaines et tuyaux de cheminée. Retenu au palais par des dépêches, des audiences, ce ne fut qu'à midi et demi que Napoléon parut sur le perron du grand escalier. Il s'élança leste- ment à cheval et fut se placer au centre de la cour. Aussitôt tous ces cavaliers caracolent autour de lui, le sabre nu, puis se massent encercle, l'entourant pour ainsi dire d'une couronne d'acier. D'une voix forte et d'un geste animé, il leur retrace alors la gravité des circonstances, la confiance que lui inspire leur dévoûment, et leur communique ses ordres. Ses yeux lançaient des éclairs, les cava- liers et leurs montures également. Ce tableau saisissant ne s'effacera jamais de mon esprit l . Ce fut le lundi 13 mars, sur les trois heures après midi, que Na- poléon quitta Lyon sur un petit cheval blanc qui conserva son nom. Les cris accoutumés de : Vive l'Empereur ! l'attendaient sur les quais cle la Saône qu'il suivit jusqu' à Vaise pour prendre la route de Bourgogne. Je m'étais placé à la tête du pont Saint-Vincent. Je ne remarquai pas, ce jour-là , une grande affluence sur ce point. Cepen- dant quelques femmes derrière moi s'en donnaient à cœur joie de leurs démonstrations d'amour, et je récoltai cette bouillante saillie : « Mais, dis-moi donc, ma amie, pourquoi que j'aime tant cet homme-là ? C'est que je l'aime, je l'aime, vois-tu, comme mes petits boyaux. C'est vrai que ça me fait toute chose quand je le vois. » Il passa sans se presser, assez rêveur, très affable. Il me fît l'effet d'un joueur qui risque un grand va-tout, sans être parfaite- ment sûr de ses cartes 2 . Je le considérai avec de singuliers pressentiments, avec un trouble 1 Au dire de Talleyrand (lettres â Louis XVIII, datée de Vienne, 25 mars 1825), les forces de l'empereur à Lyon étaient composés du 14e husssards, et des 23 e , 24e, 5 e , I e et 11 e de ligne, chacun de Ces régimenîs n'ayant pas plus de mille hommes. Cela, joint à ce qu'il avait déjà , ne lui donnait pas plus de neuf à dix mille hommes, à la dale du 11 mars (Correspondance inédite de Talleyrand, p. 368). 2 Madame de Staël disait à propos des Cent Jours : « Si Napoléon triomphe, c'en est lait de la liberté; s'il succombe devant l'Europe, c'en est fait de l'indépendance nationale. » On n'aimait pas Napoléon, dit cet écrivain célèbre, mais on le préférait. Tout était chez lui moyen ou but. Il aurait voulu mettre le monde entier en rente viagère sur sa tête... L'étincelle divine n'existait pas dans son cœur. Ce que nous nommons la conscience ne lui a jamais paru que le nom poétique de la duperie... Il nous avait tout donné à la place de la liberté. (Œuvres de Mme de Staël, passim )