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34                   LA R E V U E   LYONNAISE
Baudelaire avait-il vu cette vierge noire dont il a crayonné si
complaisamment la voluptueuse esquisse ?
    Petite fée brune au nom séraphique, dont la parole était une
musique et la démarche un poème ; et toi, surtout, la sœur des
filles de Greuze, couronnée de boucles blondes avec l'azur du ciel
dans les yeux, vous toutes qui avez traversé ma vie, fantaisies d'un
jour, passions d'un printemps, fleurs effeuillées dont j'ai gardé le
parfum, que votre cher souvenir repose en paix dans le reliquaire
 où sont les choses du temps passé, mes amours d'aujourd'hui ne
lui nuiront pas.
    Tout Européen un peu poète ou un peu sensuel a nécessairement
 payé son tribut de rêve ou de désir aux Bayadères de l'Inde, ces
 belles filles à la peau brune, aux doux yeux de gazelle, qui person-
 nifient la volupté dans le voluptueux Orient. Je les ai.vues souvent,
 et c'est une des rares réalités de ce pays qui n'aient pas été pour
 moi absolument une déception. Sans doute le tableau que je m'en
 étais fait de loin a dû subir de nombreuses retouches. J'ai adouci
 plus d'une couleur trop éclatante, supprimé plus d'un détail chimé-
 rique, mais il est gracieux encore dans sa mutilation, et quand le
 temps et la distance lui auront prêté leur charme, je sens que je
 ne l'évoquerai jamais sans lui sourire avec complaisance. Les
 baj'adères sont toutes des courtisanes. Dès qu'elles sont nubiles, et
 même avant, car il paraît que l'art vient souvent au secours de la
 nature, elles offrent leur virginité aux dieux qui jadis prenaient
 pour les accepter la forme d'un Brahme, aujourd'hui celle de
 l'Indien le plus généreux. Cette initiation accomplie, elles conti-
 nuent à se livrer presque publiquement à leurs concitoyens de
 haute caste, avec quelque mystère aux gens de castes inférieures
 et aux Européens. C'est là leur profession principale et de beau-
 coup la plus lucrative. Leur profession accessoire consiste à figurer
 dans les différentes cérémonies religieuses de la pagode à laquelle
 elles sont attachées. Elles vont aussi danser aux naissances et aux
 mariages chez les particuliers qui les demandent. Elles savent lire,
 écrire, réciter des fragments de poésie nationale ; elles ne sont point,
 malgré la légèreté de leur mœurs, frappées de déconsidération. N'y
 a-t-ilpas là une ressemblance lointaine avec les anciennes courti-
 sanes d'Athènes et de Rome?