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— 115 — Traduite à Paris, elle y avait été interrogée par le ministre de la justice, puis elle avait été renvoyée devant l'officier de police judiciaire de son canton et enfin mise en liberté comme plusieurs de ses co-inculpés. Cette aventure ne paraissait pas avoir refroidi son zèle, puisque sa maison continuait à être l'asile de tous les adversaires du gouver- nement. C'est dans le milieu que nous venons de décrire de façon sommaire qu'Istria s'était fourvoyé en arrivant à Lyon. Il ne tarda pas à s'apercevoir de sa méprise en entendant les conversations qui se tenaient autour de lui et en voyant de quelle façon étaient vêtus ses compagnons de table d'hôte. Ceux-ci affichaient avec ostentation le costume et la tenue devenus classiques des « Compagnons de Jésus » : ganse blanche au chapeau, cadenettes ou nattes retroussées, faces pendantes ou « oreilles de chiens », cravates et collets verts ou noirs, boutons en triangle formant une fleur de lis I. Le Corse avait, dit-on, la tête chaude, comme il convenait à un fils de l'île ensoleillée. Ses opinions étaient aussi d'une exaltation manifeste : il se proclama sans détour ami des « patriotes », c'est-à -dire des Jacobins. Il témoigna en termes très vifs sa surprise des opinions qui étaient émises par ses voisins et il protesta avec violence contre l'esprit royaliste dont lui paraissait infectée la ville de Lyon. Le rapport d'un agent secret dit même qu'il tint « des propos injurieux contre les habitants de cette ville en disant qu'il n'était pas tombé assez de têtes, qu'il faudrait que la guillotine y fût en perma- nence pendant quelques jours, et bien d'autres mots de cette nature ». Ce n'est là toutefois qu'un témoignage de seconde main. Mais il est bien certain qu'Istria appa- rut aux hôtes du Parc comme un apôtre de la Terreur, digne de subir le sort des « mathevons » lyonnais, opinion confirmée sans doute à dessein par l'émissaire mar- seillais arrivé à sa suite. Le lendemain matin, à la pointe du jour, Pancrace d'Istria s'achemina vers le bord de la Saône d'où partait alors la diligence de Paris. Il était suivi, sans qu'il s'en aperçût sans doute, par un jeune homme qui le rejoignit au moment où il arrivait sur le quai de Serin, désert encore à cette heure matinale. L'inconnu interpella poli- ment le voyageur qui, sans méfiance, s'arrêta pour l'écouter. — « N'avez-vous pas soupe hier soir au Parc i », lui demanda-t-il. A peine Istria, surpris, avait-il répondu affirmativement, que, sans lui laisser le temps de se mettre en garde, son interlocuteur s'écriait : « Tu es un f... gueux! », le frappait deux fois avec un poignard dissimulé sous son vêtement et s'enfuyait à toutes jambes. Un peu plus tard, le Corse, grièvement atteint, était trouvé baignant dans son sang par les premiers passants. Il était transporté à l'hôpital du quai du Rhône et placé, sous le dôme, dans la salle affectée aux militaires, ce qui indique qu'il devait lui-même appartenir à l'armée. Interrogé dès que son état le permit, il ne put fournir i. « On rencontre aujourd'hui dans Paris plusieurs individus qui portent à leurs chapeaux des ganses dont le modèle est venu de Lyon, où elles ont été un signe de ralliement pour les royalistes et les assassins. Ces ganses, faites d'une étoffe ou d'un ruban de couleur blanche, sont marquées au milieu, dans leur longueur, d'une raie ou filet noir qui monte du bouton au haut du chapeau. Le bouton est de forme bombée et il est placé au centre d'une petite cocarde tricolore qui en fait en quelque sorte la bordure » (Lettre de Merlin de Douai, publiée par le Rédacteur du 2 nivôse an IV).