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                        ALFRED DE MUSSET.                         453

en effet, de la pensée de chacun, librement exprimée, et
constamment mise en rapport avec la. pensée de tous, une
sorte d'atmosphère commune qui nous imprègne, nous pénètre,
nous traverse, à notre corps défendant et juste au moment où
nous croyons réagir contre elle. Klle est le résultat des tendances,
des besoins, des intérêts de tous. Cette question que s'adresse tout
homme qui touche une plume : que dira-l-on, que pensera-t-
on? nous presse bien autrement qu'elle ne pressait nos ancê-
tres. Une puissance invisible fait avec des yeux de lynx la po-
lice de nos écrits ; elle poursuit, l'écrivain jusques au fond de
son cabinet. Je sais tel philosophe qui ne saurait remplir une
page blanche sans penser tour à tour au clergé et aux philo-
sophes, au feuilleton et à M. Vcuillot. Aussi, pour celui qui
est un peu au fait de ces ruses de slyle, que de restriction, que
d'atténuations, que de portes laissées ouvertes afln cle se mé-
nager, le cas échéant, une retraite habile, des réponses à double
face ! précisément parce qu'ils restaient sans communication
avec les opinions régnantes, les écrivains du temps passé res-
taient plus libres. Obligés de tout tirer de leur propre fond, ils
s'enivraient de leur propre isolement. Leur pensée acquérait,
à la longue, dans une concentration solitaire, en dehors de toute
critique possible, une originalité qui nous étonne, nous autres
modernes qui nous piquons d'avoir inventé la liberté de penser.
[In livre était, vraiment le sang et la substance de celui qui l'avait
écrit. Quel moderne en peut dire autant? Qu'écrivons-nous si
non les paraphrases de nos lectures de la veille ? Notre science
de seconde main vise à répondre aux opinions du moment,
bien plus qu'à vendre notre propre pensée. Aussi, où rencontrer
ce qu'on appelait autrefois les esprits et les caractères faits tout
d'une pièce? Dans cette ardeur continue de noire être à absor-
ber la vie générale, notre personnalité s'évapore. Chacun étant
autrefois forcément son unique juge, la censure d'autrui lui
importait peu. 11 avait en vue la postérité, la classique posté-
rité, landisquenous recherchons la considération, mot nouveau
qui veut dire la postérité actuelle. Je suis, pour mon compte,
persuadé que ni Rabelais, ni Montaigne, ni Voltaire, ni Rousseau