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sacré ou quelle en ferait une barque. Singulier contraste, mais
plein de variété et d'intérêt !
    Dans ce mouvement occupé, dans cette foule active et agitée par
le gain, que devient Je poëte, que devient le rêveur ? Il est mal â
l'aise, croyez-le, au milieu de tout cet argent en rut, qui s'agite
pour se multiplier. Le commerce, rude portefaix, coudoie en passant
la souffreteuse poésie. En vain le poëte, guidé par ses souvenirs,
s'en va cherchant à la trace dans cette vaste fourmillière les émotions
de ses vingt ans ; hélas ! il ne sait où les reprendre ; toute la ville
de son enfance a changé d'aspect ! La Saône, il y a vingt ans, était
chargée de ces frêles barques nonchalantes si bien faites pour la
promenade du soir ! Un pont jeté à cette même place consacrée auï
promenades du soir, a remplacé les barques de la Saône ! Sur ces
hauteurs s'élevaient, ruines formidables, les restes de la prison
d'état où fut enfermé le beau M. de Cinq-Mars et M. de Thou, le
savant jeune homme, jeunes gens que frappa le cardinal de son
gantelet de fer. Ces hauteurs sont dépouillées de leurs ruines, et le
roc nu a remplacé toute cette histoire. Mine], la grotte pittoresque-
où dormit Jean-Jacques Rousseau, le puissant inconnu, à présent
la ronce l'encombre, la grotte n'a plus de mousse, plus d'hospitalité
pour personne. Et jusqu'à toi, mon vieux Rhône, qu'on disait in-
domptable, toi le terrible lion dont on touchait en tremblant la
crinière toujours furieuse, te voilà vaincu et dompté à jamais par
la vapeur; sur ton dos marchent des nations entières, aussi tran-
quilles que si elles étaient assises sur ton rivage. Cependant allons
voir, s'il vous plaît, au bout de l'allée Perrache la solennelle union
des deux fleuves, quand la Saône, lente et timide fiancée, se va jeter
dans les bras de son fougueux époux, qui l'emporte au loin en
bondissant d'orgueil. Hélas! même ce magnifique spectacle est
troublé par l'industrie ! Voyageur attentif à cette lutte sans fin de la
rivière contre lefleuve,duflotbleu contre leflotjaune, du murmure
contre le bruit, de l'onde ridée à peine contre la vague écumante,
prenez garde ! car derrière vous, et pour vous disputer le passage,
tout à l'heure va passer, en grinçant des dents, le chemin de fer, l»
nouvel esclave, l?eselave tout puissant du monde matériel!