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158              LETTRES SUR LA SARDAHiNK.

 fleuries. Des bouquets d'accacias et de noisetiers s'élèvent le
 long de la route, et le voyageur en passant éveille les oiseaux
 criards, endormis dans leur feuillage ; des milliers de calan-
dres à collier noir voltigent sans cesse devant lui et semblent
 le suivre dans sa course ; de gros corbeaux indigènes, les
 aîles noires et le dos blanc, volent pesamment sur la prairie,
où des chevaux en liberté foulent, dans leurs folles gambades,
 les soucis et les jacynthes et les herbes embaumées. —Parfois
de sombres, cavaliers à l'air fatal comme les hommes soli-
 taires, les cheveux ras, la barbe épaisse, enveloppés dans
 un sarreau de laine brune, dont l'ouverture laissait entrevoir
 le manche luisant d'un poignard traversaient la route au
galop et s'enfonçaient dans les montagnes. Des femmes qu'à
leur costume on eût pris de loin pour une procession de
religieuses, le buste caché sous une chemise plissée à man-
ches longues, et portant une double jupe, couleur violette,
dont la première relevée par-dessus leur tête, leur servait
de coiffure, descendaient dans les prés pour faucher les
trèfles et les joncs. Puis venaient de longs attelages de bœufs,
traînant des carrioles pleines d'oranges ou de grands chênes
coupés dans les forêts. Enfin, grâce à la beauté et à la va-
riété du pays que je traversai, je me trouvai à l'entrée du che-
min qui conduit aux vallons où dorment les bois de Millis,
sans m'être aperçu que je trottais depuis quatre heures sous
un ciel embrasé.
    Sans doute, mon austère ami, vous gardez au fond de
votre cœur, comme un rêve de bonheur évanoui, le souvenir
de quelque promenade heureuse dans une campagne ra-
vissante. C'était, n'esl-il pas vrai? au mois de mai, le soleil
nouveau inondait les prairies : il en faisait monter des
arômes enivrants que le vent chassait au loin. Vous étiez
heureux de vivre, et vous abandonniez votre cœur à ces émo-
tions involontaires, à ces désirs sans but, qu'y fait naître un