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D'UN VIEUX GROGNARD 343 fort bien. Je me hâtai de remiser ma monture à l'auberge et de courir au bal, dont la musique et le joyeux murmure envoyaient à mon oreille leurs délicieuses provocations. J'étais étourdi de mon bonheur, c'est-à -dire de ma liberté. Bien que perdu dans cette foule bruyante, il me semblait en être le roi. Et je cherchais des yeux celle que je ferais reine. Une jeune fille entre toutes attira mon attention. Ce n'était pas une de celles qui, par leur toilette ou leur gaieté, don- naient le plus d'éclat ou d'animation à la fête. Modestement assise à côté de sa mère, cette enfant — car elle pouvait avoir seize ans — semblait regarder la danse avec une curiosité songeuse, un désir empreint de tristesse. Ses traits, d'une rare distinction, exprimaient plutôt la souffrance. Elle avait des cheveux d'un blond cendré avec des yeux de per- venche. Et tout cela lui constituait un genre de beauté qui me captiva instantanément. Faisant un grand effort pour surmonter ma timidité natu- relle, je l'invitai à danser. Cette invitation parut fort étonner la mère et la fille. Celle-ci leva la tête et me regarda comme si elle n'avait pas compris. Alors, j'entendis quelqu'un qui disait près de moi : Tiens, un danseur pour Jeanne la Morte ! Ce mot me fit tressaillir, mais l'émotion fut bien vite effacée par le rayonnement des grands yeux bleus qui me regardaient. Je renouvelai mon invitation à la jeune fille qui, cette fois, se tourna vers sa mère, en la consultant du regard. La mère, visiblement surprise et contrariée, hésita quel- ques secondes, puis fit un signe d'assentiment. L'enfant se leva alors, et je la conduisis par la main dans le cercle de la danse. Ce mot de Jeanne la Morte me revenait cependant Ã