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474 POÉSIE, AMOUR ET MALICE.
Ah ! si la vie humaine se composait de moments pareils Ã
ceux qui suivirent cette surprise fortunée, les mortels jouiraient
sur la terre de la félicité qui attend„Je juste dans le ciel. Ce-*
pendant, assuré d'être célèbre, je me mis à chercher avec plus
de calme si l'aimanach ne recelait point encore des vers de
moi, et j'eus le bonheur d'y rencontrer une épigramme faite
sur l'un de mes patrons les plus opposés à ma fougue lyrique,
et qui, Ã ce grand tort, selon moi, joignait celui de faire des
discours d'une longueur démesurée, et d'entamer à tout propos
le récit de ce qui lui était advenu et l'odyssée de son existence.
Muni du précieux petit volume, je me précipitai dans la rue,
ne sachant trop où diriger mes pas, mais désireux de me pro-
duire aux yeux de nombre de gens qui devaient, Ã n'en pas
douter, être au fait de ma naissante renommée, et avoir lu
comme moi les deux pièces de vers sur lesquelles elle se basait.
Ce qui dut me confirmer dans cette opinion, si folle qu'elle
fût, c'est que l'impétuosité de ma démarche et l'air de satisfac-
tion répandu sur ma figure attiraient vraiment l'attention de
ceux que je rencontrais, attention que je me gardais bien d'at-
tribuer à l'excentricité de mon allure, et dont je faisais honneur
à mes premiers vers publiés.
Enfin, je ne pus résister au désir de prouver à mes chefs
combien ils avaient tort de contrarier mon essor poétique, en
produisant à leurs yeux les preuves imprimées de ma vocation
littéraire. Courant à mon bureau, où je trouvai l'un de mes
oncles Senn, je lui présentai d'une façon victorieuse le charmant
petit volume, en ayant soin de l'ouvrir à la page où se prélas-
saient mes vers enguirlandés de toutes les séductions des poly-
lipés et des culs-de-lampes.
— « Eh bien ! qu'est-ce que c'est ca ? me dit mon parent.
— « Mes premiers vers imprimés, » répondis-je avec fierté.
— « Je souhaite que ce soient les derniers, » s'écria mon oncle
avec humeur; puis, jetant un coup d'œil rapide sur mes pro-
ductions : « En vérité, ajouta-t-il, mon pauvre John, ne t'enor-
gueillis pas autant de ces versicolets.— Versicolels ! et voilà l'in-
jurieuse épithète que l'on ne craignait point de donner à mes