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350 LETTRES BADOISES. drais bien connaître les sages réflexions que fit, sur la fureur des conquêtes, ce seigneur de l'armée de Louis XIV, qui, au passage du Rhin, à Kehl, se tint tout le lemps accroché à la queue de son cheval. Kehl n'était pas encore orné de son bienheureux pont de bateaux, orné lui-même a chaque extrémité d'une sentinelle qui veille.... sur quoi, je vous le demande? En voyant le petit fantassin français qui va et vient sur les planches comme un vif écureuil, et de l'autre côté le géant badois, immobile, à moitié endormi sous son terrible casque, j'ai toujours eu envie de rire el de dire : « Mes amis, souhaitez une bonne nuit à votre voisin, et allez vous coucher paisiblement. » Je ne sais pourquoi on n'enverrait pas ainsi se coucher, succes- sivement, toutes les sentinelles de l'armée el de la douane. Un beau pont en pierre, sur le Rhin, el un petil anneau de fer pour relier les chemins de France el d'Allemagne, cela vaudrait mieux que des sentinelles. Princes d'Allemagne qui avez à votre solde tant de gens intelligents el de collection- neurs d'idées, est-ce que personne ne vous donnera celle-là ? Mais je parle ù des sourds. Je crois que vous dormez, comme vos sentinelles, el que vos gens dorment aussi dans vos palais endormis. La peur et l'ennui font l'effet de l'opium. El l'Allemagne, où commence-t-elle ? c'est la question que je m'adresse chaque fois que je traverse le pont de ba- teaux à Kehl. Où elle commence? ne serait-ce pas à Stras- bourg ? Strasbourg est une vieille femme, de la race de Toth, qui a mis sur ses cheveux gris une coiffe Welsche. La vieille a désappris la langue natale et bredouille encore la langue d'adoption; quel affreux misch-masch !... Cependant, la voix de ses cloches est bien argentine: ces cloches m'ont bercé de merveilleux rêves, au matin de la première nuit que j'ai passée sous les toits démesurément pointus de la bonne ville.