page suivante »
D'UN VIEUX GROGNARD 349 Dans l'après-midi, je rencontrai Jeanne et sa mère au- tour des sources et je les accompagnai'un moment dans leur promenade habituelle à la prairie voisine et au bois de châtaigniers, qui la surmonte. Je ne sais trop ce que je ra- contai, mais il me sembla que la mère souriait de ma naï- veté et que la fille me considérait avec une curiosité sym- pathique. Je la regardai avec plus d'attention que la veille : C'était une grande enfant de seize ans, dont le sourire et le regard avaient une séduction inexprimable. Elle était plutôt maigre, avec un air pâlot qui lui seyait à ravir, mais dans lequel une expérience plus avancée que la mienne aurait peut-être puisé des motifs d'inquiétude. Il y avait dans toute sa personne — du moins c'est ainsi que la virent mes yeux d'alors — quelque chose de suave, d'éthéré, d'angélique, qui donna une nouvelle force au sentiment qu'elle m'avait inspiré. Ma timidité s'en accrut et je dus être d'une sottise sans pareille. La femme heureusement passe d'instinct là -dessus, et l'orgueil ou le bonheur d'être aimée nous vaut presque toujours son indulgence. Au reste, le charme de la jeune fille m'absorbait complètement, et je ne me préoccupais guère du plus ou moins d'esprit et de bonnes manières qu'elle pouvait me trouver. Ce rêve fut interrompu par un incident qui me rappela douloureusement les paroles du chasseur. Jeanne fut prise tout à coup d'une pâleur extraordinaire; il passa comme un nuage sur son front et dans ses yeux ; elle chancela et, saisissant mon bras, qui se trouvait à sa portée, elle s'écria : Mère, le mal revient, je n'y vois plus! Ses yeux restaient tout grands ouverts, mais la direction incertaine de ses regards confirmait assez son malheur. Elle restait là , accrochée à mon bras toute craintive et effarou- chée, tandis que sa mère éperdue s'empressait autour d'elle.