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2é>2 LE PREMIER AMOUR oncle à cause de ses brillants états de service, contrastait avec sa bonne physionomie et ses manières toujours bien- veillantes, tant qu'aucune règle, aucun principe respec- table n'étaient en jeu. Nul n'était plus serviable que lui à l'occasion, nul n'était plus indulgent pour les enfants et n'avait de plus paternelles façons de les caresser : ce qui semblait étonnant de la part d'un homme qui avait passé sa vie dans les batailles. De plus, il aimait les Lettres et se délassait volontiers du travail agricole dans la lecture des classiques. Il avait reçu une éducation soignée et deux poètes, Virgile et Horace, avaient fait, au fond de son havresac, toutes les campagnes napoléoniennes. On trou- vait qu'il citait un peu trop souvent les poètes latins. Il se plaisait aussi à la lecture des Voyages, et il déclara plus d'une fois que, s'il n'avait pas été officier sous les ordres du grand homme, il aurait voulu être capitaine de navire. Mon grand-oncle avait, d'ailleurs, un penchant marqué pour les écrivains qui ont le mieux manié la corde du sentiment, comme Lamartine et Charles Nodier, et il m'est arrivé de surprendre le vieux grognard tout attendri, ou même versant de véritables larmes, sur les malheurs imagi- naires racontés par ses auteurs favoris. Et comme un jour je m'en étonnais, il me répondit assez vivement : — Enfant que tu es! Tu crois qu'on pleure sur les autres : on pleure sur les souvenirs que cela réveille ! Et il y a dans ces larmes une consolation, un soulagement, que je te souhaite de ne pas comprendre de longtemps. Nous n'avons pas inventé les larmes ; c'est la nature qui nous les a données, et ce n'est pas la plus mauvaise partie de nous- mêmes, bien au contraire. — C'est justement ce que je pensais, dis-je, en riant. Est-il bien indiscret, mon cher oncle, de présumer que le