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 croquis, jusqu'au moment où le hasard m'amena sur une corniche
 abrupte, dominée par la montagne entière qui faisait saillie sur
  ma tête , et baignée à plus de mille pieds sous moi par une on-
 doyante mer de verdure. Ce paysage enchanteur mérite bien W
 nom de baume de paradis que lui ont donné les Dauphinois.
 J'étais émerveillé comme eux, devant ces vagues d'émeraude
 qui, obéissant à une forte brise du nord, se teignaient de toutes
 les nuances imaginables du verd, depuis le ton sombre et aus-
 tère du Sapin, jusqu'au papillotage argenté des feuilles dû
 bouleau. Alors je m'assis , sans m'en douter, sur la margelle de
 cet immense gouffre, les jambes pendantes , la tête dans les
 mains. J'eus bientôt oublié ma grotte tapissée de feuilles mortes,
 les meurtres commis jadis à mes pieds dans la vallée, les villes
 ou villages étalés derrière les montagnes du Rhône et de la Drô-
 m e , et même ce noble art de la peinture pour lequel j'avais
commencé mon pèlerinage. Je ne vis plus que le paysage gran-
diose qui s'agitait avec un murmure magique, terminé partout
par d'énormes montagnes bleues et violettes, marbrées par les
bancs sans tache des neiges éternelles, et cela au travers des
rayons du soleil couchant.
   Aussi loin que ma vue pouvait s'étendre, à six, dix lieues
pent-être, nulle habitation ne surgissait du sein des déserts et des
montagnes. Nul bruit étranger à mon extase ne me révélait
l'existence d'autres hommes. Mes yeux se mouillèrent de je ne
sais quel attendrissement, lorsque je vins à distinguer sous moi
un fin et capricieux nuage , qui courait en se déformant entre les
noires pyramides des sapins ; puis un couple d'aiglons qui dé-
crivaient lentement de grands cercles sur les ondes de la forêt.
J'aurais pu les prendre pour deux de ces frégates aux ailes
 mi-parties qui trempent leurs plumes dans les vagues de sa-
phir des tropiques. Que n'aurais-je pas donné pour suivre un
instant ces fiers habitans des glaciers ! Ma poitrine haletait en
songeant aux délices d'un voyage aérien. Je finissais par croire
à sa possibilité, et j'étendais, sans le vouloir, mes deux bras
sur l'abîme pour implorer un souffle propice du vent. J'avais
là mille pieds perpendiculaires, et quelle mort au bout de la
chute!... il me fallut un violent effort pour me distraire de