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20()                  MON AMI GABRIEL

    Nous pénétrâmes à notre tour et nous nous installâ-
 mes dans une loge de côté. Cette place était excellente
 pour jouir du coup d'œil de la salle: tout était comble
aux fauteuils, aux premières et au foyer; les petites pla-
 cesseules étaient dégarnies; ce n'était pas leurjour. Les
lorgnettes commençaient à se braquer de toutes parts,
pendant que l'orchestre préludait; les toilettes les plus
fraîches et du meilleur goût, les visages roses et bien
 éveillés des jeunes filles, les brillants uniformes des offi-
 ciers offraient un ensemble chatoyant auquel les habits
noirs donnaient du ton et de la gravité. L'atmos-
phère était imprégnée d'un parfum de bonne compagnie
 qui s'exhalait en bouffées sous le jeu des éventails, pen-
 dant qu'on se saluait discrètement d'une place à l'autre.
Quand je ramenai les yeux sur la loge que nous occu-
pions, ce que j'aperçus me frappa évidemment plus que
tout le reste : à côté de sa fille élégamment parée et d'une
rare beauté ce soir-là, Mme de Bénors portait crâne-
ment une coiffure composée de rubans orangés ; c'était
 sans doute un parti pris.
   Le silence s'était établi et l'ouverture commençait. Je
remarquai que la loge qui nous faisait face restait vide,
tandis que les autres étaient occupées, et j'attendis va-
guement qu'on vînt en prendre possession. Mais le temps
s'écoulait et personne n'apparaissait. Cependant Gabriel
jetait souvent un regard furtif vers la loge vide et je lui
trouvai un air contraint et inquiet. Cela m'intrigua un
peu; je me reculai légèrement et au moyen de ma lor-
gnette j'entrevis distinctement, au fond de la loge, un vi-
sage de femme pâle et amaigri, avec de grands yeux qui
brillaient dans t'ombre ; cette apparition me glaça. Les
grands yeux noirs qui ne croyaient pas être vus étaient
dirigés sur nous avec une fixité singulière et douloureuse.