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3i0                                 SPÉRINO.

  — Non, non, je garderai votre secret dont j'apprécie la convenance pour
toute autre personne que moi, qui maintenant en connais les raisons.
   Là-dessus je quittai le pauvre vieux militaire , qui m'avait inspiré une
pitié dont je lui laissai quelques preuves.
   11 avait une superbe tête encadrée d'une barbe blanche ; mais sa figure
pâle, amaigrie, accusait un mal secret dont cependant il ne se plaignit pas.
   Il revint le lendemain, je lui fis mon petit cadeau accepté avec la plus
vivereconnaissanec^ et, dans le courantdelabelle saison, nous nous retrou-
vâmes plusieurs fois au même lieu où il me fit le récit de ses campagnes, et
m'attacha toujours davantage à lui par sa résignation pieuse à son triste
sort; je cherchai à l'adoucir en lui faisant, pour l'hiver qui s'approchait,
le présent de quelques vêtements plus chauds que les siens. Le froid qui
survint en effet, un malaise prolongé qui me retint à domicile, m'empêchè-
rent de le revoir encoro ; mais le printemps suivant, je le trouvai par une
belle matinée de mai assis sui son tertre favori, ctjelui demandai comment
il avait passé la mauvaise saison.
   — Mal, Monsieur, bien mal, vous le voyez sans doute à mon visage et
mieux encore à ma douce habitude de fumer que j'ai perdue, n'y trouvant
plus aucun plaisir.
   — Mais que vous sentez-vous ?
   — Ma fin, Monsieur, qui arrive tout doucement ; chaque jour j'ai plus de
peine à me traîner jusqu'ici, et, sans l'espoir de vous y rencontrer encore,
j'en aurais dès longtemps oublié le chemin.
    — Mais quelles sont vos souffrances ?
    — De l'oppression qui me fatigue, une toux qui m'épuise, plus d'appétit,
et cette pauvre pipe (dit-il en la tirant de sa poche) qui ne me sourit plus ;
voyez, Monsieur, comme elle semble souffrir et pâlir elfe-même de l'abandon
où je la laisse ; mais, si je ne l'allume pas, je la soigne toujours et j'ai consa-
cré l'argent, que j'employais autrefois pour mon tabac, à faire l'emplette d'un
tuyau neuf dont je n'ai plus l'espoir de me servir moi-même, mais je veux
la donner à l'homme généreux qui s'intéresse à ma vieillesse.
      — Vous avez raison, et ce digne agriculteur, qui vous loge, vous nourrit,
  mérite bien ce souvenir de sa bonne action et de votre reconnaissance.
      — Ah ! Monsieur, je me garderais hien de la donner à P... qui non seu-
  lement no fume pas lui même, mais encore défend à ses fils de se livrer à
  cette habitude pour laquelle il a une antipathie marquée.
      — Et alors à qui destinez-vous cette belle pipe?
      — A vous, Monsieur, oui à vous qui n'avez pas trouvé mauvais que je
  m'en servisse, à vous qui m'avez secouru dans ma misère et donné du tabac
, pour satisfaire mon vieux penchant, à vous qui ne me méprisez pas et vou-
  lez bien me parler de choses qui m'intéressent seul, oui, c'est à vous que
  je veux laisser ma pipe bien aimée ; je l'ai garnie de l'excellent tabac que
  vous m'avez donné, et je vous prie, Monsieur, de venir la fumer lors que je
  serai mort à cette même place où nous sommes maintenant et où vous vous
   rappellerez le pauvre vieux militaire, qui s'en servit si souvent devant vous,
   et auquel, seul dans ce monde, vous songerez encore ; car vous me repré-
   sentez ma famille, mes amis, enfin tout ce qui me manque maintenant.
      Le bon vieillard avait dit ces paroles avec une émotion,sans cesse crois-
   sante, qu'il finit par me communiquer ;