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SPJÉRWO. 309 — C'est bien vrai, Monsieur, mais tout le monde n'est pas comme vous, et pour beaucoup de gens ce serait une raison de ne plu* me secourir s'ils me voyaient comme vous venez de me trouver toùt-à -1'beurc, et c'est pour- quoi je viens ici et me cache pour brûler une pipe de tabac chaque jour. — Elle est bien belle votre pipe, il me semble qu'elle est montée en argent ? — Oh ! Monsieur, elle m'est plus chère qu'elle n'est belle ! — Comment cela ? — Elle a appartenu à mon capitaine, et c'est un cadeau qu'il m'a fait au moment d'expirer. — Fut-il tué sur un champ de bataille ? — Non, Monsieur, mais il y fut mortellement blessé , e t , sans moi, il serait resté au pouvoir des Autrichiens ; c'était à Marcngo, où nous battî- mes en retraite jusqu'à trois heures de l'après-midi; voyant mon brave chef tomber, je le chargeai sur mes épaules et le portai jusqu'à ce que je pus le déposer à l'ambulance où il mourut. An moment d'expirer: « Tiens, me dit-il, Spérino, reçois comme preuve « de ma reconnaissance la seule chose que je puisse maintenant te donner; « voici ma pipe, ma distraction de vingt ans durant les campagnes faites « avec loi ; ne la fume jamais sans songer à moi et ne l'abandonne, ainsi que « ton capitaine, qu'à l'heure de la mort. » Comme nous étions tous deux de Mendrizio dans le Fessin, il me pria d'informer de son sort sa vieille mèrc,m'«mbrassa et mourut. C'était l'homme le meilleur el le plus brave militaire de toute l'armée ; il m'aimait comme un frère quoique mon chef, et si j'avais su lire et écrire, je me serais avancé en grade, tandis que je ne parvins jamais qu'à celui de Caporal, bien qu'engagé à dix-sept ans parmi les Allobioges, j'aie servi vingt-deux ans dans l'armée française. — Mais, après un.temps aussi prolongé, n'avez-vous obtenu aucune pension de retraite, aucun subside pour votre vieillesse ? — Je n'ai rien demandé, Monsieur ; revenu au pays après la malheureuse retraite de Russie, j'ai travaillé à la terre tant que mes forces me l'ont permis; aujourd'hui, vieux el faible, je n'ai que la pitié et l'aumône des bons cœurs pour m'aidera vivre, et vous comprendrez, Monsieur,mon plaisir à fumerj puisqu'il s'y joint pour moi celui de me rappeler des temps plus heureux, une vocation plus noble que celle de mendiant, aujourd'hui la mienne, et le bon chef que j'eus la chance d'obliger à ses derniers moments. — Mais chez qui logez-vous maintenant ? — Chez un charitable cu.tivaleur de G... qui me donne dp, sa soupe deux fois par jour et me laisse passer la nuit dans sa grange où je me trouve très-bien couché sur le foin; mais vous concevez, Monsieur, que je dois m'abslcnir de fumer chez lui, et lui cacher ma pipe qui lui, ferait craindre un incendie, et voilà pourquoi je ne puis me livrer à ma récréation favorite que dans ce pelit coin où vous seul m'avez découvert. — Et j'en suis charmé, mon brave homme, j'espère vous y retrouver souvent, et demain, à la même heure, j ' y viendrai pour vous offrir un peu de mon tabac que je veux vous faire essayer. — Merci, Monsieur, mais ne dites à personne, je vous en conjure, que vous m'avez vu fumer.