Pour une meilleure navigation sur le site, activez javascript.
page suivante »
                         SPÉRINO.
                               Nouvelle Genevoise.




   Dans la riante contrée où le destin nie plaça, on n'a que le choix des
prom'cnades pour jouir de magnifiques points de vue, mais je préfère celles
qui me conduisent sur les rives de l'Arve dont les gracieux méandres ser-
pentent au sein des verdoyantes campagnes qui m'environnent, et comme
chaque promeneur a sans cesse un refuge d3 prédilection où il va s'asseoir
pour rêver et se reposer, j'avais adopte un tertre de gazon situé au-dessus
d'un ravin dominant ma rivière favorite.
   En contemplant le vaslc panorama qui s'étalait à mes pieds, j'avais sou-
vent remarqué une légère fumée ,-s'élrvant au-dessus d'un bu h son fort
touffu situé au-dessous de moi, où l'on descendait par un sentier rapide
et rocailleux, et que pour cela même je n'avais jamais visité. Toutefois, un
malin de l'été passé je crus entrevoir , au travers des branches qui ombra-
geaient ce petit refuge, un vieillard qui, ainsi que moi-même, s'était assis
à l'ombre et fumait sa pipe d'où s'échappait la fumée qui avait souvent
surpris mes regards.
   Le ciel, ce jour là, élait d'une admirable limpidité ; l'air frais, la nature
parée, tout remplissait mon cœur d'une gralitude attendrie pour l'auteur
du ravissant tableau qui m'était offert; j'avais besoin de m'inléresser à quel-
qu'un ou à quelque chose , e t , sous l'influence de ce sentiment si doux à
éprouver, je réso.'us de foire connaissance avec le vieillard que j'entrevoyais
au-dessous de moi.
   Je descendis donc le sentier pierreux qui conduisait à sa retraite, mais
sitôt qu'il m'aperçut il mit précipitamment sa pipe tout allumée dans la
poche de son habit et parut visiblement contrarié de mon arrivée.
   Le premier mobile que nous supposons aux actions d'aulrui n'est souvent
pas le meilleur ni le plus honorable pour elles, el l'interprétation que nous
en faisons est parfois peu charitable, mais, pour le moment, j'étais si bien
disposé en faveur de l'espèce humaine que je compris instinctivement que
ce pauvre homme , honteux d'être surpris se livrant à un plaisir peu cri
harmonie avec sa misère, craignait de m'en désintéresser et de me donner
une mauvaise idée de lui : « Continuez , mon brave homme , lui dis-je,
« pourquoi cacher ainsi votre pipe et risquer de brûler vos vêtements ? »
   — Ah ! Monsieur m'a vu ?
   — Eh oui, mais je serais fâché de vous empêcher de vous livrer à ce
délassement.
   — Mais qu'est-ce que Monsieur dirait d'un pauvre mendiant qui fume,
cl me feriez-vous encore l'aumône ?
   — Pourquoi pas , mon brave homme ; je dirais que vous vous livrez à
une vieille habitude qu'il vous serait également impossible, de vaincre ou de
remplacer par une autre.