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332 sur les frontières de la pensée moderne. Homère n'eut ja- mais songé à peindre la ruine de Troie ; c'était un fait po- litique, étranger à sa manière de sentir, et à celle de ses contemporains. La colère d'Achille, les tribulatious du pru- dent Ulysse, voilà les tableaux qui conviennent à ce peintre de l'homme. Virgile, au contraire, saisit avec empressement l'occasion de retracer la fin et le commencement des états; il chante le désastre de Troie avec une grandeur et une force dignes des plus puissantes inspirations d'Homère; s'il fait naître entre Enée et Didon une passion inconnue aux héros de l'Iliade et de l'Odyssée, c'est moins pour toucher ses lec- teurs par les grâces et par les violences de cet amour, que pour les émouvoir par les effets qu'en doivent éprouver Rome et le monde entier lié à sa fortune. Mais il ne se borne pas à ajouter ainsi au cercle individuel, le cercle politique; il en ouvre un plus vaste, dans les régions de l'invisible ; en s'a- venturant, sur la foi de la religion et de la philosophie an- tiques, dans les demeures souterraines du Styx, il fraye une voie sublime au spiritualisme de la poésie chrétienne ; le sentiment qui l'a fait pénétrer dans ces mystères, est le même qui l'a jeté dans les bras de la nature ; c'est le besoin d'échapper aux misères et aux souillures du présent, de se réfugier dans l'ordre éternel des choses, de soulever le voile de l'espace et du temps, qui l'a abouché avec les dieux des enfers, comme avec ceux des campagnes ; c'est en forçant la nature à lui livrer ses secrets, qu'il a appris à approfondir ceux de la destinée de l'homme. Les vagues harmonies de la terre lui ont enseigné le sens caché sous toutes les apparen- ces ; elles lui ont révélé cette religion de l'immatériel et de l'infini, dont il fut le poète préféré après en avoir été le pré- curseur. Ces beautés et ces imperfections que l'Enéide renferme, se résument parfaitement dans le héros dont elle porte