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CHARLES BAUDELAIRE 423 Je ne le revis qu'au bout de quelques années dans un court séjour que je faisais à Paris. N'ayant jamais eu de ses nouvelles, et ne sachant ce qu'il était devenu depuis sa dis- parition, je le rencontrai par hasard près de l'Odéon. Malgré un costume un peu bizarre comment ne pas le reconnaître ? Toujours beau, charmant, distingué, un justaucorps de velours, serré à la taille, lui donnait l'aspect de ces jeunes patriciens de Venise dont Titien nous a laissé les portraits. Après les premières effusions mêlées de tristesse, il me conduisit dans un appartement qu'il occupait dans l'île Saint-Louis. C'était assez loin, et je m'étonnais qu'il fût sans chapeau. Il m'expliqua que c'était non seulement une habitude, mais un parti-pris. Ainsi nu-tête, même aux extré- mités de Paris et si loin qu'il fût de sa demeure, il aimait à passer pour un habitant du quartier. Les excentricités étaient à la mode dans cette seconde phase du romantisme. Théophile Gautier, avec sa chevelure mérovingienne, son sombrero espagnol et son manteau bleu de ciel, et Barbey d'Aurevilly, avec ses pantalons aurore, ses bracelets et ses jabots, donnaient le ton à la jeunesse littéraire. Baudelaire ne les imitait que de loin ; mais on voyait vite où il cher- chait ses modèles. Malgré mes instances affectueuses, il se refusa absolument à me parler de ses voyages, sujet sans doute trop douloureux ; toutefois il me récita sa belle pièce de l'Albatros, composée sur le pont du navire en pleine mer, et qu'il inséra plus tard dans son recueil remanié, après la mutilation dont j'aurai à parler. Souvent pour s'amuser les hommes d'équipage Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers.