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                   CHARLES BAUDELAIRE                    419

couche d'oubli. Couche superficielle. Dans le repos de la
vieillesse la pensée reprend son cours d'autrefois; les
images de ceux que nous avons aimés reparaissent devant
nos yeux aussi chères que si nous venions de les quitter;
aussi vivantes même, bien que nous ne les apercevions
qu'à travers l'ombre dont la mort les a voilées.
   Il y a déjà longtemps que j'éprouve tout cela à l'égard
du poète Charles Baudelaire, qui a été mon camarade et
mon ami entre quinze et vingt-cinq ans. Aussi, non sans
hésitation, après avoir souvent écarté cette pensée, je me
suis décidé à rappeler ces souvenirs. Son très remarquable
talent n'est point contesté, pour beaucoup même il a été
l'objet d'une véritable admiration. Mais sa triste fin et la
nature de ses poésies les plus connues lui ont fait une répu-
tation fâcheuse. En parlant de sa jeunesse, en le montrant
tel que je l'ai connu, peut-être obtiendrai-je pour lui, au-
près des plus sévères, un intérêt mêlé de pitié.
   Nous étions tous deux, vers 1835, élèves internes au
lycée de Lyon. A peu près du même âge, je cherche vai-
nement à me représenter ce que serait aujourd'hui sous les
rides et les cheveux blancs du septuagénaire l'aimable visage
de mon jeune ami. Fin et distingué bien plus qu'aucun de
nos condisciples, on ne pouvait imaginer un plus charmant
adolescent. Nous étions liés d'une vive affection qu'entre-
tenait la communauté de goûts et de sympathies, l'amour
précoce des belles oeuvres littéraires, le culte de Victor
Hugo et de Lamartine dont nous nous redisions l'un à
l'autre les pièces préférées pendant les monotones récréa-
tions de la cour, et les insipides promenades du quartier.
Nous faisions même des vers, qui, grâce à Dieu, n'ont pas
survécu. Mais la muse qui était en lui allait bientôt prendre
son essor. Il montrait déjà dans ces poésies d'enfant de