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LA DAME D'URFE. 241 La nourrice forte et agile la tenait déjà dans ses bras , et lui parlant avec simplicité et tendresse : — Y pensez-vous, Madame, lui dit-elle, y pensez vous? Attenter à vos jours, ne serait-ce pas vous condamner vous-même ? Qui nous a vues ! qui sait ce que la colère de Dieu nous envoie? Gardez un de ces enfants et faites disparaître les autres. Votre époux aura un successeur, les vassaux auront un maître, et vous, tranquille et vénérée , vous jouirez en paix du bonheur d'élever un fils. La châtelaine s'était laissé remettre dans son lit ; elle réfléchit longtemps, puis , peu-à -peu, sortant de sa rêverie, elle regarda sa nourrice et lui dit : — Comment ferais-tu ? La nourrice avait aussi réfléchi de son côté ; elle se rapprocha de sa maîtresse et lui dit à voix basse : Dans le château il est un homme d'armes venu on ne sait d'où ; il est brave, intrépide, mais attaché à l'argent. Il n'a point de parents, et dans le château il a peu d'amis. Il déserterait volontiers; donnez -lui une somme, qu'il nous débarrasse de ces enfants et qu'il s'en aille. — Fais-le venir, dit la châtelaine. La nourrice descendit l'escalier tournant, traversa la cour et revint bientôt précédant un homme grand et robuste ; c'était un soldat qui avait fait longtemps le métier de routier et de vaga- bond ; de longs cheveux roux cachaient à moitié des yeux bril- lants et enfoncés ; une balafre lui sillonnait la figure ; ses traits durs avaient quelque chose de repoussant ; il entra dans la chambre de la châtelaine, la nourrice ferma la porte derrière lui. — Veux-tu gagner de l'argent ? dit la châtelaine assise sur son lit, bien enveloppée de ses rideaux; un grand voile était jeté sur ses pieds. — Je ferais tout pour en avoir, dit le soldat. — C'est comme cela que je l'entends, reprit la dame. Si on t'en donnait, t'en irais-tu ? — Je m'en irais au bout du monde ; jamais on ne me reverrait ici, et, avant mon départ, je ferais tout ce que vous me diriez de faire. 1G