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420                 DE L'ESPRIT DE LAFONTAINE.
faire à M. Mazelle l'injure de croire qu'il ne les a pas déjà relevées
lui-même (1).
   Quant à M. Duchapt, ce sont moins les négligences qu'il faut
lui reprocher qu'une continuelle et prosaïque monotonie.
   Si j'avais un conseil à donner aux fabulistes, je leur dirais : 11
y a, dans toute fable, quelque chose de faux, de forcé, d'artificiel,
c'est là recueil qu'il faut tourner ; la fable n'est pas une aspiration
comme l'ode, une plainte comme l'élégie, une peinture passion-
née comme le drame ; elle n'est qu'un jeu d'esprit ; elle est de sa
nature froide et conventionnelle comme l'allégorie ; la donnée en
est souvent choquante et ce n'est pas sans effort qu'elle se fait ad-
mettre. Trouver le juste rapport de l'idée et de l'image, de la
fiction et de la morale, voilà la grande difficulté. Lafontaine s'en
est tiré en ne maniant que des apologues consacrés par la tra-
dition, en n'employant que des types déjà connus. De son temps,
comme dans l'antiquité,
         Le corbeau sert pour le présage ,
         La corneille avertit des malheurs à venir;

la notoriété sauvait alors l'invraisemblance.
   Mais s'il était permis à Lafontaine d'être sobre en invention, si
même cette sobriété est une preuve de plus de son grand sens,
serait-il sage aujourd'hui de conseiller encore l'imitation de La-
fontaine. N'y a t-il donc plus qu'à repêtrir éternellement les
mêmes formes ? Non. Il ne faut tirer d'autre conclusion que
celle-ci : nécessité pour tous les fabulistes de tremper fortement
la racine de leurs apologues dans la réalité, nécessité de les faire
surgir de ce qu'ils voient et non de ce qu'ils imaginent, avoir non
seulement des ailes, mais des pieds. Celui-là réaliserait à 'mes
yeux l'idéal du fabuliste moderne qui, sachant observer, connaî-
trait son histoire naturelle à fond et joindrait à beaucoup de
fantaisie dans l'esprit un sens analogique très-fin. Je lui souhaite-
rai par dessus le marché un peu de ce sel gaulois qui ne gâte
rien, car il est toujours bon d'être de son pays et de sa race et

   (i) Fables de Théophile Duchapt, un vol. in-12 ; Bourges, i85o.