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15 pensait pas, il la concentrait au dedans de lui pour se remettre face à face avec sa douleur. Je tiendrai ma parole, me dit-il, dussé-je vous dévoiler la pensée qui me fait vivre encore. Il y a assez longtemps que je la porte dans mon sein, elle me pèse comme le remords d'un crime, et vous la communiquer ce sera en alléger le fardeau. Soyez à six heures sur le gaillard d'avant, nous pour- rons y être seuls, car, ce soir, il y a danse et orgie à la taverne de la Canadienne. Vous savez, au reste, qu'à cette heure les matelots, à l'exemple de certains oiseaux de nuit, quittent le bord et vont à la curée. » A six heures, je fumais ma pipe assis au bossoir. Le soleil était sur le point de se coucher derrière les montagnes de Boston, et ses rayons rouges de pourpre, descendant les co- teaux rocailleux des montagnes, glissaient sur les eaux unies de la rade, et la faisaient étinceler au loin comme une mer embrasée. Je contemplais avec volupté ce coup-d'œil magni- fique, lorsquel'ombre de Charles se dessina sur les bastingua- ges. Une tarda pas à être auprès de moi !... « Bien ! dit-il en me voyant, il faut être toujours prêt pour ne manquer ni les hommes ni les circonstances. C'est ainsi que l'on devient grand. » Ces paroles, quoique plus douces qu'à l'ordinaire, n'ôtaient rien à cette figure de sa rudesse et de sa sévérité, car elle était ce qu'elle voulait être; mais quelquefois le cœur se trahissait par quelques mots de bonté ou de compassion. Il descendit au poste, prit deux peaux de mouton d'astracan, les étendit sur le gaillard, puis nous y étant couchés tous les deux, comme deux pacifiques enfants du prophète, il puisa du tabac dans un pot en terre, chargea ma pipe et me la présenta. Il en fit autant pour lui, et après avoir tiré quelques bouffées comme pour se recueillir, il rassembla ses idées, et me dit d'une voix grave, et pleine d'une émotion qui m'alla jusqu'au cœur: « Vous voulez donc que je vous dise cette triste page de ma